Le 5 décembre 2024, le Syndicat de la magistrature a rendu publique une note sur les violences sexistes et sexuelles perpétrées au sein de l’institution judiciaire. Baisers forcés, propos homophobes et machistes : les témoignages recueillis font croire à l’existence d’une forme d’inertie de la justice en la matière.

"Quelle belle salope celle-là", aurait dit un chef de parquet à l’annonce de la troisième grossesse d’une collègue. La note sur les violences sexistes et sexuelles perpétrées au sein de l’institution judiciaire du Syndicat de la magistrature publiée le 5 décembre 2024 regorge de propos de cette trempe. Pour les auteurs du rapport, retranscrire les témoignages récoltés en réponse à leur enquête menée auprès de 9 000 magistrats et auditeurs de justice a l’avantage d’illustrer très concrètement la problématique. Les 525 professionnels de l’ordre judiciaire répondants leur ont permis "d’obtenir un premier aperçu de la situation”. Parmi eux, 48 se déclarent victimes (9,14 %) et 78 témoins (14,8 %) de violences sexuelles et sexistes.

Le taux plutôt bas (6 %) de réponses complètes au formulaire du syndicat doit-il conduire à relativiser le résultat de l’enquête, interroge François Lavallière, magistrat et maître de conférences en droit pénal sur le réseau social LinkedIn ? "Ce qui en ressort doit être lu, entendu. Les violences sexuelles et sexistes, le sexisme, les stéréotypes de genre sont partout, même parmi nous". Le rapport fait état de deux viols (un dénoncé par une victime et un par un témoin) et de 19 agressions sexuelles (8 par des victimes et 11 par des témoins). "Ce sont 21 viols et agressions de trop. Un seul d'entre eux devrait nous choquer, nous interroger collectivement. Tout autant que les faits de harcèlement et de sexisme ‘ordinaire’ évoqués", commente le juge. Une position partagée par certains répondants à l’enquête qui proposent que le syndicat alerte le ministère et les chefs de cour et de juridiction sur ces pratiques. À l’opposé, d’autres participants ont suggéré au syndicat d’aban­donner "son rôle de censeur", de "respecter de la présomption d’innocence sans croire tout ce qui se dit". D’autres ont dénoncé une "atmosphère d’inquisition".

“Une femme, ça dit toujours un peu non avant de dire oui. Si j’avais dû attendre qu’une femme soit d’accord pour l’emballer…”

Avec son enquête le Syndicat de la magistrature confirme pourtant l’existence des violences sexistes et sexuelles dans la machine judiciaire, que ce soit sous la forme de propos ou de faits de harcèlement – en majorité – ou sous la forme d’agressions sexuelles et de viols. Ces comportements résultent du rapport de domination lié tant au genre qu’à la hiérarchie inhérente à l’organisation pyramidale de l’institution. Pour rappel, 91,6 % des auteurs visés par les témoignages sont des hommes et sur les 525 répondants, 24,19 % se déclarent de sexe masculin contre 73,9 % de sexe féminin. Ce sont encore une fois davantage les femmes qui subissent les faits rapportés. Les exemples sont légion : la main d’un maître de stage sur la cuisse d’une auditrice de justice pendant une audience, des caresses non consenties sur les fesses, des baisers non consentis au tribunal ou dans un ascenseur, un magistrat honoraire demandant à des greffières de se déshabiller, des propos sexualisés répétés comme "Oh oui, vas-y, prends ton temps pour que j’admire ton cul" à une femme qui se baisse pour ramasser quelque chose, un magistrat qui demande à une collègue la couleur de ses sous-vêtements, ou l’envoi d’un colis contenant un godemichet "de la part des collègues du tribunal", au domicile des parents de l’intéressé. Selon l’un des juges dont les propos ont été relayés, "une femme, ça dit toujours un peu non avant de dire oui. Si j’avais dû attendre qu’une femme soit d’accord pour l’emballer…".

L'homophobie se porte bien

On trouve aussi des remarques de nature homophobe :  un magistrat étiqueté d’homosexuel à cause de ses "manières" et de sa "voix aiguë”, un autre qui s’inquiète du nombre d’homosexuels à l’École nationale de la magistrature (ENM) – "toi aussi ta promo est marquée par ce fléau ?"– la désignation de collègues par des termes moqueurs comme “le dilaté” ou “la camionneuse”, ou des commentaires du type “elle est gouine, mais elle est compétente quand même”. Les femmes enceintes ou en âge d’avoir des enfants ne sont pas épargnées. Une magistrate relate ainsi qu’un président de juridiction lui aurait dit : “Vous me jurez que vous n’allez pas faire un troisième enfant ?” Un autre aurait blagué : “Ma porte est toujours ouverte, sauf si c’est pour m’annoncer que vous êtes enceinte.” Ou encore, le “quelle belle salope celle-là” de la bouche d’un chef de parquet qui n'aurait pas apprécié l’annonce de la troisième grossesse d’une collègue vice-procureure.

"Toi aussi ta promo est marquée par ce fléau ?"

Sentiment de toute-puissance

Le simple fait d’être une femme expose également à des remarques d’un autre temps. Un juge qui conseille à une avocate plaidante de "retourner faire la vaisselle", un autre qui suggère à son collègue de faire un enfant parce que "ça la détendra". Et un de plus qui assurait à ses collègues féminines qui siégeaient avec lui qu’elles "seraient mieux à s’occuper de leur foyer plutôt que d’écouter ces horreurs" et que "finir à des heures incompa­tibles avec une vie de famille équilibrée". Être belle pose problème : le procureur général qui devait gérer le cas d’une fonctionnaire harcelée conclut qu’"avec le temps, le problème devrait se régler de lui-même pour cette fonctionnaire". L’inverse, aussi puisque certains magistrats sont capables de dire à une subordonnée "tu devrais faire un régime" ou à un collègue "tu as vu la tête qu’elle a celle-là, je peux pas la recruter, elle est trop moche".

Un autre point inquiète : ce genre de propos dépassent les relations de collègues et s’invitent en audience. Dans la note, on lit qu’un juge aurait dit à propos de justiciables qui étaient en procédure pour un changement de la mention du sexe à l’état civil : "Ils ne sont pas trop mal réussis" Un autre aurait trouvé qu’en "en même temps, les femmes aiment bien ça parfois" au sujet d’une femme victime de violences conjugales, tandis qu’un président du tribunal correctionnel aurait lancé à une prévenue mère de sept enfants : "Eh bien, dis donc, votre mari ne tire pas que des balles à blanc". Selon le syndicat, l’ensemble de ces comportements indique "une désinhibition et un sentiment de toute-puissance de la part de leurs auteurs qui, pour un certain nombre, ne voient pas de difficulté à s’exprimer ainsi et à agir dans un cadre collectif et professionnel, sous le regard d’autrui".

“Je suis passée pour ‘la pénible de service’”

Les victimes des violences sexuelles et sexistes doivent également subir les répercussions des faits sur leur carrière (comme une évaluation de fin de stage très défavorable) ou sur leur santé à cause du stress, de l’anxiété, de la honte, etc. Pour la plupart d’entre elles, les faits n’ont pris fin qu’à la faveur d’une mutation, d’un déménagement, ou parce qu’elles ont réussi à imposer leur refus de la situation à l’auteur. La tendance serait à la sous-dénonciation des violences sexistes et sexuelles. Seulement un quart des histoires recueillies par l’enquête ont fait l’objet d’un signalement par la victime. “J’ai dénoncé une nouvelle fois ces faits avec insistance, et demandé au chef de juridiction de ne plus siéger avec cet homme. Je suis passée pour ‘la pénible de service’”, raconte l’une des répondantes. Peur de ne pas être cru ou crainte des répercussions sur la carrière, toutes les raisons sont bonnes pour taire ce qu'il se passe. Une autre répondante explique qu’elle a considéré que l’ENM ne prêterait pas d’attention à sa situation, notamment parce que la parole de son maître de stage aurait eu beaucoup plus de crédit que la sienne. Et de conclure : "D’une manière générale, le maître de stage ayant le pouvoir de déclarer inapte un auditeur de justice, et l’immense crédit apporté à l’avis de celui-ci, ne sont pas de nature à libérer la parole, le rapport de force apparaît déséquilibré."

Seulement un quart des histoires reccueillies par l'enquête ont fait l'objet d'un signalement par la victime

Le syndicat soumet dans sa note des pistes d’amélioration à commencer par la formation à l’école des juges, qui s’est saisi de la question il y a tout juste deux ans après la révélation dans la presse d’une affaire de violences sexuelles lors d’une soirée de l’école. Plus globalement, ce sont tous les magistrats et le personnel du ministère de la Justice qu’il faut éduquer selon le syndicat, et en particulier les chefs de cours et de juridictions, les agents des services de ressources humaines et les membres de l’Inspection générale de la Justice, chargée d’ins­truire les enquêtes administratives, et du Conseil supérieur de la magistrature qui prononcent les sanctions disciplinaires dans les items d’évaluation élargie des chefs de juridiction. D’autres moyens pour éradiquer les violences sexistes et sexuelles sont avancés : placarder des affiches pour sensibiliser, rendre effectives les cellules d’écoute pour les victimes et leur assurer une protection financière, organisation­nelle ou psychologique, élaborer un process de signalement interne, placer des référents dans les juridictions. Les outils en place, comme Allodiscrim installé en 2020 par le ministère de la Justice, manquent d’efficacité et demeurent inconnus au bataillon, décrypte le syndicat.

Auteur et juge

Au-delà de la question du rapport de genre et de l’existence de violences sexistes et sexuelles au sein de l’institution judiciaire, le syndicat interroge la capacité de ses membres à jouer leur rôle dans le traitement, la sanction et la réparation de ce type de faits. "Comment un procureur qui tente d’embrasser une auditrice de justice dans un couloir du tribunal orientera-t-il les enquêtes qu’il supervise dans ces matières ?" Pour le syndicat, le sujet de gestes ou propos évoqués seulement dans les couloirs ou à la cantine n’a jamais jusque-là fait l’objet d’une enquête approfondie, et l’institution n’arrive pas à prévenir et traiter correctement ces cas. Cette note fera-t-elle office de pavé dans la marre ? 

Anne-Laure Blouin

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