[Impacts en série] Régulièrement, 100 Transitions met en avant l’un des membres du Collège des directeurs du développement durable (C3D). Épisode 6 : Martine Jauroyon, directrice développement durable et engagement du groupe Egis et vice-présidente Syntec-Ingénierie chargée de la stratégie climat.
Pouvez-vous nous présenter le groupe Egis ?
Egis est un groupe international de conseil, d'ingénierie et d’exploitation dans les domaines des infrastructures de transport et de la construction. Notre métier consiste à donner vie à des projets de métros, de trains, de routes, d’aéroports… Nous intervenons également dans le domaine de la construction de bâtiments tertiaires comme des grands ensembles, des hôpitaux, des écoles, des centres sportifs ou culturels. Nous employons 19 500 personnes et nous avons eu en 2023 un chiffre d’affaires de 1,9 milliard de dollars, provenant à 70 % de l’étranger.
Pour ma part, je suis ingénieure de formation, avec une spécialité en océanographie physique. Depuis le début de mon parcours, l’objet « Terre » est un système que j’ai voulu comprendre et décrypter. J’ai commencé ma carrière en bureau d’études avant de bifurquer dans le monde du conseil. En 2006, j’ai rejoint Egis avant d’y créer en 2009 la direction du développement durable. Nous étions parmi les premiers dans l’univers de l’ingénierie à créer ce type de direction.
Quels sont les enjeux RSE pour une entreprise comme Egis ?
Comme vous pouvez le constater, les activités sur lesquelles nous intervenons sont par nature fortement émissives. La construction et les transports représentent la moitié des émissions de gaz à effet de serre mondiaux. Les projets sur lesquels nous travaillons sont de plus des projets sur le temps long. Quand on construit une autoroute, c’est pour cinquante, cent ans !
Ces projets influent sur le cadre de vie de millions de personnes aux quatre coins du monde. Cela nous donne non seulement une responsabilité immense, mais nous dote également d’un levier tout aussi important. En tant qu’ingénieurs, nous avons un « superpouvoir », celui de revisiter la façon dont nous concevons les projets pour mettre au premier plan les optimisations environnementales.
Quelle stratégie et quelles actions avez-vous mises en place ?
Nous avons depuis longtemps adopté une démarche de développement durable structurée et volontariste, mais elle s’est accélérée depuis 2018. C’est à ce moment que nous avons mis les enjeux de décarbonation et de préservation de la biodiversité au cœur de notre stratégie de développement. C’est bien d’avoir une stratégie climat, mais c'est beaucoup plus efficace d’en faire le cœur de la politique de l’entreprise.
Nous avons donc choisi d’agir sur trois facteurs. Le premier est assez simple, il s’agit de réduire notre empreinte écologique interne de manière exemplaire, en visant bien entendu la neutralité carbone. Cela dit, nous sommes une entreprise de prestations intellectuelles qui a une empreinte assez faible, ce n’est pas là que réside le gros de l’impact.
Le deuxième levier d’action constitue pour nous le nerf de la guerre puisqu’il s’agit d’accompagner nos clients sur la décarbonation de leurs projets. Pour vous donner un ordre de grandeur, il y a un facteur 1000 entre ce que nous pouvons effectuer avec nos clients par rapport à ce que nous faisons en interne. Nous avons donc entrepris de généraliser l’écoconception à l’ensemble de nos activités et métiers. Nous nous sommes engagés pour qu’à l’horizon 2030 tous les projets que nous concevons soient écoconçus. Cela deviendra notre signature technique, que le client le demande ou non. Notre métier est d’optimiser les projets. Désormais, l’optimisation environnementale se fera sur le même plan que l’optimisation fonctionnelle et technique. C’est une refonte profonde de nos outils et de nos méthodes qui s'accompagne d'un effort de formation massif.
Comme le disait Fabrice Bonnifet du Collège des directeurs du développement durable (C3D), nous sortons d’une période où le développement durable était la plus importante des choses secondaires. Dorénavant, nous mettrons toujours le sujet au premier plan.
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Le troisième pilier de notre action est le plus stratégique et aussi le plus difficile. Il s’agit de faire évoluer progressivement notre portefeuille d’affaires pour qu’il respecte les accords de Paris. Très concrètement, cela veut dire augmenter sensiblement la part de notre chiffre d’affaires qui contribue de manière significative à la transition écologique et énergétique. Cela signifie aussi être beaucoup plus sélectifs dans les projets sur lesquels nous intervenons et intégrer les critères ESG dans tous les processus de décision stratégique de l’entreprise. Nous ne nous positionnons donc plus sur des projets en lien avec l’extraction et l’exploitation de charbon, d’énergies fossiles non conventionnelles et tout nouveau projet d’extraction de pétrole – plus largement, tout ce que l’on appelle les bombes climatiques. La force de nos engagements doit se mesurer à l’aune de nos renoncements.
Quel impact a eu cette décision sur l’entreprise ?
Ce nouveau modèle de pilotage représente aussi de nouvelles occasions de développement. Nous transformons notre core business pour intégrer l’écoconception en son cœur. Cela nous oblige à imaginer des scénarios alternatifs et à réfléchir à bien plus long terme. Nous devons non seulement concevoir des infrastructures adaptés au climat d’aujourd’hui mais surtout adaptés au climat de demain : future ready ! L’évaluation des ouvrages existants représente également un chantier gigantesque. Nous devons étudier la vulnérabilité du patrimoine et identifier les maillons faibles. De cette manière, nous pourrons orienter les investissements pour renforcer la résilience de ces ouvrages et des territoires dans lesquels ils sont installés.
Notre pivot a aussi un impact majeur sur la marque employeur et notre attractivité. Nous avons un besoin constant de talents et, pour les attirer, il faut pouvoir leur permettre de donner du sens à leur métier, de leur offrir la possibilité de mobiliser leurs compétences sur quelque chose qui dépasse le cadre de l’entreprise.
Quelles sont pour vous les grandes forces du C3D ?
Quand je suis entrée au C3D en 2009, c’était une structure très jeune, qui avait à peine deux ans. Nous étions seulement une quinzaine, avec beaucoup d’engagements et une envie de partager nos pratiques pour mieux asseoir nos fonctions. Le C3D m’a énormément aidée lors de ma prise de poste et j’ai essayé de le lui rendre. J’ai exercé deux mandats au sein du conseil d’administration parce qu’un réseau vit quand on s’investit à fond et que l’on donne un peu de son temps pour structurer une communauté naissante.
Désormais, le C3D représente plus de 300 directeurs du développement durable, mais on y trouve toujours la même énergie joyeuse et bouillonnante. C’est un réseau vraiment à part dans sa volonté de partager et de coconstruire de manière collective.
Propos recueillis par François Arias