L'avènement du "robot avocat" aux États-Unis interroge sur l'avenir de la plaidoirie, moment clef du procès. Si l’intelligence artificielle s’annonce incontournable pour les avocats, certains craignent qu’elle s’impose dans les prétoires, au détriment de l’humain et de quelques règles de déontologie.

Une IA à la barre. Mardi 14 mars 2023, ChatGPT-4 réussissait l’examen du barreau américain avec un score de 297 points. Une performance proche de celle des 10 % des meilleurs candidats, et de "niveau humain" explique l’entreprise américaine Open AI. Une enquête de Wolters Kluwer révèle que 73 % des professionnels du droit en Europe et aux États-Unis prévoient d’incorporer l’IA générative dans leurs pratiques en 2024. Sihame Ayadi – fondatrice et CEO de Juridy Legal Design – assimile l’IA à la "potion magique" du célèbre roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles (1865), pour décrire le fait qu’elle rétrécisse des "défis complexes". Certains l’utilisent déjà pour vulgariser des notions complexes. D’autres, comme Marion Boige, avocate en droit du numérique au barreau de Paris, la voient comme un outil d’aide à la rédaction de courriers simples, d’e-mails commerciaux, de comptes rendus, de résumés. D’autres encore imaginent l’IA intégrer le futur paysage judiciaire et servir à l’élaboration des plaidoiries. Mais la plaidoirie, instant phare de la plupart des dossiers en contentieux, reste un moment d’engagement. "Pourquoi confier à une machine qui ne connaît pas le dossier, et sur lequel j’ai travaillé de nombreuses heures, la charge de rédiger la plaidoirie et de la réciter sans y mettre ma valeur ajoutée ?", s’interroge Marion Boige. Pour l’avocate, "il faut voir l’IA comme un outil de productivité formidable qui servira grandement à ceux qui apprendront à l’exploiter".

Supercherie

De Jacques Vergès à Éric Dupond-Moretti en passant par Robert Badinter, Roland Dumas ou encore le fictif Atticus Finch de l'ouvrage d'Harper Lee Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, nombreux sont les avocats qui ont gravé les mémoires en salle d’audience, chacun utilisant un style propre pour faire vivre ses dossiers : les uns tapant du poing sur la table, les autres misant sur l’humour ou l’émotion. Et l’IA ? Est-elle capable de marquer, elle aussi, son auditoire ? L’homme d’affaires américain Joshua Browder et certaines legaltechs se sont lancé le défi d’utiliser cette technologie pour la rédaction des plaidoiries et l’interaction orale dans les prétoires.

Le challenge n’a rien d’impossible. L’ordre du barreau de Paris le prouve avec l’organisation d’un procès fictif dans le métavers, au tribunal en juin 2023, puis à la Maison du barreau l’hiver dernier. Et certains de trouver que, lors de cette audience d’appel fictive en décembre, l’emploi d’un vocabulaire parfois inadapté et d’un langage inanimé trahissait l’utilisation de l’IA, quand d’autres de penser que la supercherie n’était pas évidente à découvrir. Parmi les spectateurs, Marion Boige ne se doute pas un seul instant de l’intervention de la machine au stade de la rédaction des plaidoiries. "Le ton donné par l’orateur, les citations, le vocabulaire judiciaire et l’application spécifique aux faits ont rendu l’illusion parfaite." Du côté des acteurs - l’avocat et ancien secrétaire de la conférence -, Jean-Baptiste Riolacci - estime que lire une plaidoirie sortie de ChatGPT n’entraîne pas nécessairement un désinvestissement de l’avocat. "C’est du théâtre (…) Si vous êtes bon comédien, cela peut fonctionner." À quelques détails près : l’IA aura tendance à superposer "différents styles de plaidoirie", précise Seydi Ba, ancien secrétaire de la conférence du barreau de Paris. De quoi perdre en rigueur et en efficacité. Mais quand bien même la technique oratoire est un atout non négligeable, Jean-Baptiste Riolacci rappelle qu’une plaidoirie n’est pas un concours d’éloquence. "Les lauréats du concours de la conférence du barreau de Paris sont très différents en audience et en concours d’éloquence."  Pour cause : les enjeux de ces exercices ne sont pas les mêmes.

Si on l’associe à la rhétorique et aux effets de manche, la bonne plaidoirie est avant tout celle qui "complète les débats" et "qui convainc pour arriver à l’établissement d’une vérité judiciaire fiable", précise Jean-Baptiste Riolacci. Et Marion Boige d’ajouter que l’avocat doit être "percutant" car "les magistrats, au regard du nombre de dossiers, n’apprécient plus les longues plaidoiries". Un constat d’autant plus vrai lors des comparutions immédiates quand le juge découvre le dossier à l’audience. Le caractère expéditif de la procédure exige d’une plaidoirie qu’elle soit "technique, précise, rapide et efficace", explique Seydi Ba. L’enjeu est crucial, elle peut "renverser un dossier" et conduire à un "résultat inespéré. Tout se joue à ce moment. C’est à nous, avocats, de découvrir les éléments et les contradictions, dans un délai court et de les présenter." Pour lui, une bonne plaidoirie n’excède pas dix minutes.

La plaidoirie peut "renverser un dossier" et conduire à un "résultat inespéré"

Le robot-avocat

En plaidoirie tout compte explique Seydi Ba : "L’attitude de notre client, celle du procureur, un chuchotement, un rapprochement, un mouvement du juge qui nécessite une réaction de l’avocat." Toutes ces choses qu’un outil d’IA ne perçoit pas. Un obstacle que la société californienne DoNotPay tente de contourner depuis 2023 avec la conception d’“un robot-avocat”. Une machine qui pourrait écouter l’audience du tribunal et chuchoter à son client les réponses à formuler, grâce à un téléphone, une application et une paire d’écouteurs. L’idée déplaît à certains barreaux d’État qui menacent l’entreprise de poursuites pour exercice illégal du droit.

Talon d’Achille 

Si elle peut traiter de grandes quantités d'informations, l’IA est – en l’état – incapable de "traduire humainement et juridiquement les souhaits du justiciable", déclare Jean-Baptiste Riolacci. L’agent conversationnel ChatGPT avoue : "Je n'ai pas d'expérience vécue ou d'intuition humaine qui me permettraient de comprendre les subtilités culturelles, sociales et psychologiques qui peuvent influencer une audience ou un procès. Je ne peux pas encore reproduire les compétences humaines nécessaires pour plaider avec succès dans une salle d'audience." Autre talon d’Achille de l’IA : son inaptitude à constater et faire acter les irrégularités lors d’une audience. "Si l’avocat présent est une machine dont on peut couper le micro, ou dont on peut appuyer sur le bouton off", cela entrave forcément "sa fonction de contre-pouvoir", fait remarquer Jean-Baptiste Riolacci. Difficile pour l’instant d’imaginer une IA "faire venir un bâtonnier et les institutions pour constater les irrégularités d’une audience". Toutefois, et comme à l’accoutumée, les difficultés financières pourraient changer la donne. La crise budgétaire de la justice inquiète. D’aucuns se demandent si le remplacement des hommes par des machines dans les tribunaux ne serait pas l’une des solutions.

Chat GPT l'avoue : "Je n'ai pas d'expérience vécue ou d'intuition humaine pour comprendre les subtilités culturelles, sociales et psychologiques qui peuvent influencer un procès". Pour le moment...

Jurisprudences fantaisistes

Des signes avant-coureurs de l’émergence progressive de l’IA dans les prétoires apparaissent. Jean-Baptiste Riolacci voit dans les audiences en cours criminelles départementales – moins coûteuses, sans jurés et qui désengorgent peu à peu les cours d’assises – le présage de procédures qui impliquent moins l’humain. Et, à terme, dirigées par des IA. Sans surprise, des problèmes déontologiques se poseront. Les juges pourraient devenir méfiants, à l’usage, envers les avocats utilisateurs d’IA. Cela est déjà arrivé. À New York, l’avocat Steven Schwartz s’est fait prendre la main dans le sac avec six fausses jurisprudences que ChatGPT lui avait soufflées. Même sort pour l’avocate canadienne Chong Ke sanctionnée au début de l’année par la Cour suprême de la Colombie britannique, pour avoir invoqué deux précédents fictifs suggérés par l’agent conversationnel de OpenAI, à la barre.

Un autre problème déontologique inquiète : celui du conflit d'intérêts, lorsqu’une entreprise commercialise un logiciel qui développe des arguments pour des parties adverses tout en proposant une aide à la décision aux juges. "Sur ce point, il faut un encadrement déontologique par des textes, car on ne peut pas laisser des intérêts capitalistiques guider la prise de décisions judiciaires", avertit Jean-Baptiste Riolacci. Le barreau de Californie a publié en novembre 2023 un guide pratique sur l’utilisation de l’IA générative par les avocats, et notamment sur la transparence et la facturation des honoraires. Et si le barreau de Paris se prononçait sur ce sujet, s’interroge Marion Boige, afin de renforcer la déontologie qui prévoit déjà une obligation de prudence et une exigence de sérieux ? Pour le moment, l’avocate est convaincue que l’avocat plaideur n’est pas une espèce en voie d’extinction. 

Nora Benhamla

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