Le recrutement se complexifie de toutes parts en lien avec de profonds changements qui sont aujourd’hui à l’œuvre : le rapport au travail a évolué, la pénurie de compétences se poursuit et la confiance entre employeurs et salariés se dégrade.

Décideurs. Selon vous, est-il vraiment plus difficile de recruter aujourd’hui ?

Marc-Édouard Brunelet. Mon métier me conduit naturellement à rencontrer un grand nombre d’interlocuteurs occupant des fonctions et des responsabilités très variées, qui les amènent à recruter pour eux-mêmes ou pour d’autres. Tous me posent la même question avec dépit : "Pourquoi est-il de plus en plus difficile de recruter ?" Certains ajoutent même, avec l’aigreur du découragement, "les gens ne veulent plus bosser" 

Mes confrères ne sont pas en reste et partagent un constat assez similaire. Mais il est vrai que le recrutement s’est complexifié à l’excès face à un bouleversement du rapport au travail et une pénurie structurelle de compétences. Le monde du recrutement est contraint de s’adapter à une situation inédite dont il doit tirer parti pour repenser ses méthodes et adapter son offre de services. D’aucuns diront très certainement que nous avons toujours connu des cycles de tension sur le marché de l’emploi, rendant plus complexes les projets de recrutement. Ils auront raison mais en partie seulement car cette approche consisterait à négliger, voire occulter des tendances de fond, dont on ne saurait faire l’économie pour analyser la situation.

"Je reste persuadé que la période du Covid a encouragé chaque salarié, tantôt au chômage partiel, tantôt en télétravail, à reconsidérer la place qu’avait le travail dans son existence"

Parmi les causes identifiées, vous évoquez un bouleversement du rapport au travail. C’est-à-dire ?

Si de nombreux éléments président à la complexité croissante des recrutements, l’un d’entre eux est sans conteste le rapport au travail et ses nouveaux paradigmes. Les attentes des salariés vis-à-vis de leur quotidien professionnel ont profondément changé. La quête de l’épanouissement personnel est passée du stade de l’idéal chimérique à celui de l’ambition flatteuse.

Comment est-ce arrivé ?

La manière dont le travail est perçu et vécu a toujours été influencée par une multitude de facteurs. Elle évolue naturellement en fonction de l’âge, de l’expérience, des ­valeurs et des aspirations de chacun. Alors même que l’épisode de la pandémie de Covid disparaît progressivement des sujets abordés avec nos candidats, je reste persuadé que cette période a largement encouragé chaque salarié, tantôt au chômage partiel, tantôt en télétravail, à reconsidérer la place qu’avait le travail dans son existence.

De surcroît, pendant cette période, la maladie et la mort se donnaient en spectacle. Tel un pied de nez fait au progrès qui tente vainement de nous éloigner du trépas, la mort, qui dans nos esprits était presque devenue contraire à notre état de nature, a finalement repris sa place. Son imminence nous fait natu­rellement penser à la vie et aux priorités que l’on souhaite lui donner. De nombreux chemins professionnels ont été bouleversés par cette redéfinition des priorités parmi lesquelles on retrouve la santé physique et mentale, en lien avec ce qui vient d’être dit, mais aussi le sens de l’engagement. Les salariés recherchent des rôles dans lesquels ils peuvent se sentir engagés et mesurer l’efficacité de leur travail. Les entreprises qui adoptent des pratiques durables et éthiques sont plutôt privilégiées.

Comment ne pas penser également au télé­travail généralisé dans toutes les organisations, même les plus hostiles et réfractaires à cette démarche. Il ne s’agit pas ici de commenter les effets positifs ou négatifs de l’hybridation du travail car un bilan sans concession s’imposera dans quelques années. Néanmoins, je suis frappé de voir à quel point cette nouvelle habitude impacte la relation entre les salariés et l’employeur en exacerbant, souvent, une distanciation déjà très marquée. Notons que la plupart des organisations n’étaient pas préparées à cette accélération de la flexibilisation du travail. Je ne pense pas ici aux contraintes logistiques et maté­rielles inhérentes à la mise en place du télé­travail, mais plutôt aux défis significatifs auxquels les managers se sont trouvés soudainement confrontés sans y avoir été aucunement préparés. Je parlerais même de traumatisme dans certains cas. En effet, de nombreux managers se sentent encore démunis face au sentiment de perte de contrôle. Beaucoup montrent du doigt le défaut d’accompagnement ou de formation pour faire face à ces défis. En effet, les entreprises n’ont pas suffisamment investi sur ces modules, pourtant nécessaires pour appréhender un nouveau cadre de gestion de la performance, et tout simplement pour apprendre à communiquer différemment en vue de maintenir l’engagement des équipes. Cette réalité n’a pas aidé à enrayer la défiance des salariés.

"Malgré l’attention accrue des entreprises à leur marque employeur et à leurs engagements RSE, les salariés se déclarent souvent en décalage de valeurs" 

Le télétravail serait-il la source de tous les maux ?

Non. Ce n’est pas ce que je dis. Mais dans certains cas, il potentialise une situation préexistante. Dans l’absolu, lorsque le salarié et surtout le management sont bien accompagnés dans cette démarche, il peut devenir un outil puissant de gestion des équipes. Par ailleurs, il peut être très libérateur pour mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle. Attention cependant au risque de perméabilité très fort entre ces deux mondes qui peut rompre un équilibre nécessaire.

Cette défiance n’est pas un phénomène nouveau. Vous pensez vraiment qu’elle impacte davantage les recrutements aujourd’hui ?

La détérioration de la relation salarié-entreprise n’est pas récente mais elle s’aggrave avec le temps. La confiance est altérée et la démobilisation s’en trouve de plus en plus appuyée. Nous sommes les témoins d’un paradoxe de taille… Malgré l’attention accrue des entreprises à leur marque employeur et à leurs engagements RSE, les salariés se déclarent souvent en décalage de valeurs. Il est vrai que les entreprises investissent dans des campagnes visant à promouvoir une image souvent trop idéalisée de leur culture. En outre, il ressort de mes nombreux entretiens qu’elles négligent souvent le fait d’impliquer réellement leurs collaborateurs dans la démarche de l’identification et de mise en œuvre de ces ­valeurs. Alors que les salariés sont en quête d’authenticité et de cohérence, tout cela contribue nécessairement à un sentiment de décalage et de distance qui a une incidence sur le niveau d’adhésion et d’engagement des salariés.

Quelles sont les autres causes qui rendent la recherche de compétences si complexe ?

Elles sont nombreuses. Rythme rapide des mutations technologiques, insuffisance de la formation continue, inadéquation de la formation initiale, manque d’attractivité de certains métiers, freins à la mobilité géographique… autant de raisons concrètes qui expliquent la pénurie des compétences à laquelle nous faisons face. Si le constat n’est pas nouveau, il est inquiétant de ne pas obser­ver suffisamment d’initiatives concrètes pour remédier à cette situation.

À vous entendre, nous ne sommes pas au rendez-vous des enjeux de formation ?

C’est la réalité, même si de gros efforts ont été fait ces dernières années pour mettre à jour des programmes éducatifs qui intè­grent davantage l’évolution des besoins des entreprises confrontées à l’évolution rapide des technologies et, par conséquent, des compétences attendues. Il faut encore renforcer la collaboration entre le système éducatif et les entreprises pour parvenir à une meilleure adéquation des compétences et des attentes. Mais soyons réalistes, les mutations sont souvent bien trop rapides pour être intégrées en temps réel dans les dispositifs d’enseignement.

Que peut-on imaginer pour renverser la situation ?

Une autre voie est possible. Je crois beaucoup aux vertus de la formation continue et à la manière dont celle-ci peut favoriser l’employabilité des salariés tout en facilitant la transférabilité des compétences. Pourtant, elle n’est pas encore suffisamment valo­risée, notamment par les professionnels du recrutement, alors qu’elle devrait occuper une place de choix, tant elle constitue l’une des solutions les plus concrètes pour répondre à la pénurie des compétences. Il faut également avoir en tête que cette approche dynamique de la formation est un outil de fidélisation et de rétention très efficace, qui valorise le développement personnel et professionnel des salariés. Cela renforce leur engagement en leur montrant que l’entreprise se soucie de leur réussite, voire de leur employabilité en favorisant leur adaptation aux évolutions du marché.

Il convient d’encourager les pouvoirs publics à instaurer des politiques très incitatives en faveur de tels dispositifs. Après tout, l’adéquation de nos compétences aux métiers d’aujourd’hui et demain reste un enjeu capital de souveraineté économique.

 

Entretien avec Marc-Édouard Brunelet, directeur général, MacAnders Group

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