Décideurs. Quels sont les défis majeurs que la Caisse nationale d’assurance maladie doit relever pour les mois et années à venir ?
Nicolas Revel. Nos principaux défis sont directement liés à nos trois missions essentielles : favoriser l’accès de tous à des soins de qualité, maintenir un haut niveau de qualité de service pour tous nos publics, tout en parvenant à restaurer l’équilibre financier de la branche. Trois priorités qui se déclinent dans les très nombreux chantiers qui nous occupent actuellement.
Mais surtout l’actualité des prochains mois sera fortement guidée par la mise en œuvre de la stratégie de transformation du système de santé « Ma Santé 2022 ». En réponse aux tensions qui s’exercent sur notre système de santé, cette stratégie ambitionne de développer rapidement et fortement l’exercice coordonné entre les professionnels de santé, aussi bien en ville que dans les relations ville-hôpital. A ce titre, l’Assurance Maladie aura vocation à négocier dans les prochains mois le cadre conventionnel nécessaire au développement des structures, des outils et des moyens qui permettront de favoriser l’accès aux soins, à travers la création d’assistants médicaux, et de mieux prendre en charge les besoins des patients à l’échelle des territoires avec la mise en place des Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Dans le même sens, nous généraliserons en novembre un outil clé au service de la coordination des soins, le Dossier Médical Partagé (DMP). Il doit garantir aux patients un meilleur accès à leur information médicale.
La promotion de la pertinence sera au cœur de notre stratégie de maîtrise des dépenses de santé. Nous savons que la résorption durable de nos déficits nous oblige à contenir la progression annuelle des dépenses à un rythme compris entre 2 % et 2,5% par an, alors que la croissance « naturelle » de ces dépenses se situe aujourd’hui plutôt à plus de 4 % par an. Pour parvenir à freiner chaque année cette dérive spontanée, la voie la plus efficace et la plus légitime consiste à favoriser des soins plus pertinents et plus qualitatifs. Pour cela, nous collaborerons de plus en plus directement avec les sociétés savantes, en lien avec la Haute Autorité de Santé, pour apporter aux médecins, toutes spécialités confondues, des guides de bonnes pratiques et des indicateurs de parcours. Enfin, nous portons une attention particulière à nos assurés les plus fragiles, en déployant des dispositifs de lutte contre le renoncement aux soins sur l’ensemble du territoire.
Vous parlez de populations fragiles. Le système de protection français ne permet pas l’accès aux soins pour tous et partout. Comment le rendre réellement accessible à tous ?
L’accès aux soins constitue historiquement l’un des points forts de notre système, mais nous devons aussi regarder en face les difficultés croissantes que rencontrent nos assurés, et y répondre.
Cela commence par la réduction des obstacles financiers. Le reste à charge en France est inférieur à 8 %, ce qui nous situe parmi les pays les plus protecteurs au sein de l’OCDE. Cela s’explique notamment par le fait que les pathologies lourdes, qui concernent un nombre croissant de patients, sont très bien couvertes. Cependant, les restes à charge se sont creusés sur certains postes de soins comme l’optique, les audioprothèses et les soins dentaires. La mise en place progressive, à partir de 2019, de la réforme du reste à charge zéro, dite « 100 % santé », va constituer de ce point de vue un changement radical, car il proposera à tout assuré disposant d’une complémentaire santé, une possibilité de prise en charge à 100 % de ses soins dans ces trois domaines.
Les problèmes d’accès aux soins se déplacent cependant de plus en plus vers des questions plus immédiates : la difficulté à trouver un médecin traitant ou à obtenir un rendez-vous dans un délai raisonnable avec certains spécialistes. Je ne crois pas aux formules coercitives qui régleraient ces difficultés en contraignant les nouveaux médecins dans leur choix d’installation. La réponse apportée par le plan « Ma Santé 2022 » est plus pragmatique et plus efficace. Il faut nous inspirer de ce qui se pratique dans de nombreux pays où le temps médical des soignants est bien mieux optimisé avec la présence d’assistants médicaux qui déchargent les médecins d’une série d’actes administratifs et médicaux, mais avec également un travail plus collectif entre professionnels qui favorise davantage les délégations de taches ou de compétences.
Au-delà des obstacles financiers et territoriaux, nous devons enfin nous préoccuper de ceux de nos assurés qui renoncent à des soins sans même parfois en être conscients. C’est notre rôle que de les détecter et de les accompagner dans le cadre d’un dispositif de lutte contre le renoncement que nous avons déployé dans toutes nos caisses primaires.
Quel est ce dispositif de lutte contre le renoncement aux soins ?
Nous avons déployé dans chacune de nos 101 caisses primaires d’Assurance Maladie des équipes dédiées qui accompagnent plusieurs dizaines de milliers d’assurés sociaux chaque année. Ces cellules permettent de détecter et d’accompagner les personnes en situation de renoncement aux soins. Nous leurs proposons diverses solutions, adaptées à leur situation, qu’il s’agisse de leur ouvrir des droits, de les orienter dans le système de santé en dialogue avec leur médecin traitant, ou de répondre à leurs problèmes financiers, avec d’autres partenaires, pour faire face à des restes à charge que l’assuré ne pourrait pas couvrir.
Comment détectez-vous ces assurés ?
Grâce à plusieurs canaux. Avec 35 millions de passages par an, une grande partie des détections se fait dans les accueils physiques des caisses primaires, ainsi que lors des consultations de suivi et des contrôles médicaux auxquelles nous convoquons les assurés, voire dans nos centres d’examens de santé où sont effectués des bilans de santé. Nous développons également des partenariats externes avec les services sociaux, collectivités locales, Pôle emploi, Caf, complémentaires santé… pour élaborer le réseau de détection le plus large possible.
"Accompagner les personnes en situation de renoncement aux soins"
En 2017, les indemnités journalières pour arrêts maladie et accidents du travail ont coûté plus de dix milliards d'euros. Ils sont en hausse constante chaque année. Quelle pourrait-être la solution pour endiguer ces augmentations ?
Le fait que ce poste augmente n’est pas en soi anormal. On parle souvent des économies que nous réalisons, mais il ne faut pas perdre de vue que les dépenses progressent chaque année de quatre à cinq milliards d’euros supplémentaires. Il reste que la difficulté des indemnités pour arrêt de travail vient de ce que leur progression est deux fois plus rapide que celle de toutes les autres dépenses de soins. On peut l’expliquer par certains facteurs, comme l’allongement de la durée de la vie active ou la reprise économique, mais ce rythme de croissance très élevé nous oblige à agir, ce d’autant qu’il existe des leviers d’action.
D’abord du côté des entreprises pour agir en amont sur les facteurs de risque professionnel. Car il est clair que la croissance des arrêts maladie s’explique pour partie par une évolution des conditions de travail. Nous menons ainsi depuis un an des actions de sensibilisation en direction des entreprises qui présentent un nombre d’arrêts sensiblement plus élevé que les autres sociétés du même secteur d’activité, pour des motifs liés aux pathologies musculo-squelettiques ou aux troubles et facteurs psychologiques.
Nous agissons aussi en direction des médecins prescripteurs, en mettant à leur disposition des fiches repères sur les durées indicatives d’arrêt en fonction de la pathologie et du contexte professionnel du patient. Lorsque nous observons des arrêts maladie dont la durée paraît plus longue que celle de ces référentiels, nous échangeons avec les médecins pour examiner les situations des patients et pour travailler conjointement à des possibilités de reprises d’activité, accompagnées par la médecine du travail et le service médical de l’Assurance Maladie. Notre priorité d’action porte sur les arrêts de longue durée.
Cela concerne une minorité des arrêts maladie…
Les arrêts de courte durée représentent près de 45 % des volumes pour 4 % des dépenses. A l’inverse, les 7 % d’arrêts maladie de longue durée représentent 44 % des montants indemnisés. Les arrêts longs, de plusieurs mois, voire années, doivent être analysés, ce d’autant qu’ils portent pour beaucoup sur des pathologies qui ne correspondent pas toujours à des affections de longue durée. Ce sont sur ces arrêts que nous nous interrogeons. Il existe par ailleurs des pratiques de prescription très variables d’un médecin à l’autre, alors qu’ils exercent dans les mêmes territoires et ont des patientèles comparables. Nous constatons parfois des écarts allant du simple au triple. Même si nos interventions suscitent parfois des réactions de leur part, nous entendons poursuivre nos actions en direction des médecins fortement prescripteurs. Nous le faisons dans le dialogue mais il est important de rester vigilant pour comprendre les origines de ces atypies.
Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) prévoit, pour 2019, un budget excédentaire pour la première fois depuis 2001. Quelles possibilités cela vous offre-t-il ?
Ceci est juste en considérant l’ensemble des branches de la Sécurité sociale (retraites, famille, maladie, fonds de solidarité vieillesse). En revanche, la branche maladie restera légèrement déficitaire, avec 500 millions d’euros de déficit, ce qui est cependant le meilleur résultat obtenu depuis près de vingt ans. Cette amélioration incontestable observée au cours des dernières années ne doit pas nous conduire à relâcher nos efforts. Si nous sommes arrivés à ce résultat, c’est parce que nous avons réussi à ramener l’augmentation de nos dépenses à un niveau compatible avec celui de nos recettes. En tenant ce cap, nous pouvons rester durablement à l’équilibre.
Cet objectif est important en lui-même. Il l’est aussi pour notre système de solidarité car l’équilibre budgétaire est le meilleur antidote contre la tentation des déremboursements de soins. Cela nous permettra d’investir aussi dans de nouvelles réformes, comme celle des soins dentaires et des audioprothèses, qui représentera un investissement de près d’un milliard d’euros sur cinq ans. De la même manière, nous pourrons accompagner les professionnels de santé dans le développement des coordinations de soins et du travail en équipe.
Avez-vous des inquiétudes sur les nouveaux entrants dans le système de santé comme la télémédecine ?
Non, car nous allons faire en sorte que les téléconsultations remboursées par l’Assurance Maladie respectent strictement l’accord négocié avec les médecins. Ce texte permet l’émergence et l’essor de la télémédecine dans des conditions qui ne tirent pas la qualité des soins vers le bas. Nous souhaitons promouvoir une télémédecine fondée sur une relation établie entre un médecin et son patient, afin que les téléconsultations interviennent ponctuellement en alternance avec des consultations classiques. Le recours à la téléconsultation rend service pour éviter un déplacement mais la médecine doit rester fondée d’abord sur le contact physique. C’est pour cela que nous avons écarté les plateformes commerciales qui proposent aux patients d’être soignés à distance par des médecins qu’ils ne connaissent pas et ne peuvent assurer un véritable suivi. Un tel modèle constitue une régression. C’est aussi l’avis de l’Ordre des médecins et de tous les syndicats professionnels.
Il y a une dualité chez les professionnels de la santé publique en France, qui oppose gestion des ressources et moyens et missions de soin ? Comment réussir à les concilier ?
Cette question renvoie à la nécessaire réflexion à mener sur le financement des établissements. Il y a une quinzaine d’années, nous avons fait basculer tous les établissements hospitaliers dans un financement à l’activité, fondé sur le nombre de séjours. Cela a favorisé une plus forte productivité et a permis de rompre avec un système de financement ancien dans lequel les dotations n’étaient pas corrélées à l’activité réelle. L’inconvénient, c’est que chaque hôpital s’est focalisé sur le volume de son activité, sans chercher à travailler collectivement avec la ville ou d’autres établissements qui sont devenus, avec ce système, concurrents.
« Ma santé 2022 » propose une réflexion sur le mode de rémunération. Il ne s’agit pas d’abandonner toute forme de financement liée à l’activité, mais de diversifier ses composantes. Il faut faire émerger des formes de rémunération des acteurs qui ne soient plus seulement liées au volume de leurs actes ou des séjours mais qui valorisent la qualité des prises en charge et le travail collectif. C’est un grand chantier qui s’ouvre. Il va prendre un peu de temps et devoir s’appuyer sur des expérimentations conduites avec les acteurs de terrain. Nous avons créé cette année un nouveau cadre législatif pour pouvoir le faire et le nombre très important des projets reçus depuis démontre qu’ils sont prêts à s’engager dans cette voie.
Propos recueillis par Philippe Labrunie (@PhilippeLabrun1)