Décideurs. La crise a révélé les carences de nos infrastructures, notre dépendance vis-à-vis d’autres pays notamment dans notre faculté à nous approvisionner en principes actifs de médicaments. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Florence Agostino-Etchetto. C’est un long processus. Au fil du temps, nous avons assisté à un glissement vers d’autres territoires d’un certain nombre de compétences, notamment industrielles. Deux phénomènes principaux permettent d’expliquer cette délocalisation : le choix des industries concernées de quitter le territoire et différentes décisions politiques qui ont conduit certains d’entre eux à faire ce choix. La crise n’a fait que mettre en lumière ce que les professionnels du milieu connaissaient déjà. Aujourd’hui, une grande partie de la chaîne de production d’un médicament est délocalisée sur d’autres territoires, c’est notamment le cas de la fabrication des matières premières. Cette délocalisation des industries s’explique également par les grands mouvements sociétaux des trente dernières années. Considérées comme polluantes et imposant des conditions de travail difficiles, il y a eu une volonté politique de les voir s’installer ailleurs.
Reconquérir notre souveraineté sanitaire est-il le nouvel enjeu ?
La souveraineté sanitaire est une question importante et constitue un sujet éminent au sortir de la crise. Au-delà de ce concept se cache une dimension aussi bien sociologique, politique qu’industrielle et médicale. La crise nous a permis de mesurer à quel point la bonne santé d’une population retentit sur tout un pays, en particulier sur son économie. C’est un bien précieux qui doit être au cœur des préoccupations des États. La situation actuelle nous pousse à mener une réflexion globale autour de la capacité d’une nation à assumer et assurer à sa population des mesures sanitaires satisfaisantes. Le sujet n’est pas individuel, il doit être traité collectivement par un ensemble d’États. Des réflexions qui doivent donc être menées conjointement par les États mais également en mettant autour de la table un ensemble de compétences, en privilégiant une approche plus intégrative et moins silotée. Nous devons nous inscrire dans une perspective de continuum sur l’ensemble des questions industrielles, d’organisation sanitaire et de financement de l’innovation.
" La crise nous a permis de mesurer à quel point la bonne santé d’une population retentit sur tout un pays, en particulier sur son économie "
Le gouvernement vient d’annoncer un projet de relocalisation des industries de santé à la suite de la crise sanitaire. Que pensez-vous des mesures annoncées ?
Avec ce plan de relocalisation des industries de santé, nous assistons à la transformation d’une prise de conscience en une action politique. C’est intéressant. Les premières mesures annoncées sont des prises de position qui tendent à aller au-delà du discours. C’est le début d’une matérialisation du souhait du politique à discuter de manière opérationnelle avec un certain nombre d’acteurs sur les modalités pour réimplanter des compétences sur le territoire national et européen. Une hiérarchisation et un arbitrage entre les priorités doivent toutefois être envisagés.
Quel est le principal chantier ?
Le chantier prioritaire est de réussir à aborder toutes ces questions de manière moins séquencée. Le sujet est celui de la reconquête de notre indépendance sanitaire et de la mobilisation des capacités de production en Europe. Néanmoins, cela ne doit pas aller à l’encontre de la politique d’innovation menée ces dernières années. C’est une donnée extrêmement importante. Pour être une nation qui garantit sa souveraineté sanitaire, nous devons avoir et conserver la capacité de proposer et d’offrir aux populations des solutions innovantes. Nous devons engager une réflexion sur la nécessaire réindustrialisation d’un certain nombre de secteurs, notamment en matière d’innovation, et celle sur le continuum nécessaire entre tous les acteurs de la santé.
Vous avez proposé également des solutions afin de maintenir nos forces innovantes en France. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
La France est une terre d’innovation en santé. Depuis plusieurs années, des dispositifs accompagnent l’émergence des PME et des start-up innovantes dans le secteur. Ces dernières portent aujourd’hui la recherche et le développement et sont des acteurs extrêmement importants dans le paysage. Mais ce sont aussi des acteurs fragiles, car souvent petits et focalisés sur des projets longs, coûteux, voire risqués. Tout un écosystème s’est structuré au fil des années, et il a besoin de continuer à être compris et soutenu dans un contexte où la priorité et l’urgence mettent l’accent sur l’investissement pour la réindustrialisation, l’approvisionnement en dispositifs médicaux et la garantie quant à l’accès aux médicaments de première nécessité. Nous ne devons pas les oublier et développer une réelle politique d’investissement dans l’innovation en santé. Ces entreprises portent les projets de demain. Ce sont elles qui nous garantiront une véritable stratégie d’indépendance sanitaire. Certes il y a un principe de réalité à respecter : les crédits de l’État et européens ne sont pas illimités, mais nous devons mener de front l’octroi de crédits à ces sociétés dans l’accompagnement et la structuration de leurs fonds propres, tout en travaillant sur les questions d’organisation sanitaire ou d’accès aux traitements innovants. Si demain nous voulons avoir un vaccin ou la capacité de lutter efficacement contre un virus, et plus généralement sur de nombreux sujets et enjeux de santé publique, il faut que la politique d’innovation en matière de santé reste un axe fort.
" Avec ce plan de relocalisation des industries de santé, nous assistons à la transformation d’une prise de conscience en une action politique "
Quel est le rôle du pôle de compétitivité de Lyonbiopôle à ce sujet ?
Notre rôle consiste à accompagner en proximité les membres de ces écosystèmes qui ont été très actifs durant la période de Covid. Nous avons par exemple participé à l’émergence de nombreux projets d’innovation, notamment sur la compréhension de la physiopathologie de la maladie et sur le fonctionnement du virus lui-même. Nous voulons nous faire l’écho, avec un certain nombre d’acteurs, des enjeux qu’il y a à garder une filière d’innovation forte en France. En revanche, nous ne devons pas n’être qu’une pouponnière de projets innovants qui, par la suite, iraient se développer ailleurs. Si nous faisons émerger de merveilleux projets en France et en Europe mais qu’ils n’ont pas suffisamment de capacités en financement en arrivant sur des phases de développement, ils iront se développer ailleurs, notamment aux États-Unis et en Chine.
Quelles mesures doivent être prises pour éviter cette fuite de savoir-faire ?
Dans un premier temps, accroître nos capacités de financement sur des tours de table plus avancés est une priorité, tout en repensant nos organisations sanitaires. Ce n’est pas propre à la France, mais c’est un constat au niveau européen. Elles sont encore trop faibles comparées à celles de nos homologues américains. Même si les entreprises restent localisées sur le territoire français, leurs capitaux proviennent souvent d’outre-Atlantique. Le premier enjeu face à ce constat est de démultiplier la capacité d’investissement. Mais cela nécessite d’avoir une réelle culture du risque, notamment sur le secteur de la santé où les engagements financiers sont importants avec un niveau de risque maximal. Développer la compréhension des enjeux de cette filière et travailler avec des investisseurs plus enclins à investir dans ces domaines d’activité devient alors capital. Il est nécessaire d’augmenter l’investissement en fonds propres si nous voulons éviter que les projets se déploient ailleurs.
Propos recueillis par Alexandre Lauret