À presque 35 ans, Gaël Rivière s'apprête à jouer ses troisièmes jeux paralympiques. Issu des rangs du sélect Bredin Prat, le joueur de cécifoot porte en étendard la profession d'avocat. Ce médaillé d’argent et double champion d’Europe prouve que le plus grand obstacle c'est de ne pas tenter. Portrait.
Gaël Rivière, c'est si foot
Emballer son ballon dans un sac plastique. C’est l’astuce qu’a trouvée Gaël Rivière, enfant non-voyant, pour faire des passes à ses amis. Quand on grandit au milieu de l’océan Indien, on ignore sans doute que les ballons sonores existent déjà. Et que, l’IBSA a reconnu le cécifoot comme un sport officiel en 1996, soit sept ans après sa naissance. Il faudra attendre 2004 et un déménagement à Paris pour que Gaël Rivière, natif de Saint-Benoît à la Réunion, découvre l’existence du football pour non-voyant. S’il est venu au monde privé de la vue, la vie l'a doté de bien d’autres qualités. Comme l’audace, à 15 ans, de traverser la planète pour en découvrir une autre partie. Cet amateur de playlist du dimanche soir résume l’expérience comme “plus enthousiasmante que compliquée”. Son arrivée dans la capitale française retentit comme un choc “sonore et olfactif”. “J’ai grandi dans un village de trois ou quatre mille habitants. Une voiture passait toutes les heures. Je pouvais faire du vélo dans la rue.” On est loin de la centaine de milliers d’automobiles qui grouillent quotidiennement dans les rues de Paris. Un troc de vie profitable : le voilà avocat de l’une des plus belles firmes du secteur et joueur B1 dans l’équipe de cécifoot qui disputera son premier match contre la Chine au début des jeux paralympiques de Paris 2024.
Les pots cassés
Avec son timbre de voix feutré et un ton qui laisse deviner la prudence dont il use pour répondre aux questions, Gaël Rivière le dit : “Pour faire sa place, il faut quelques fois emprunter des chemins différents.” Pour sa scolarité, il alterne entre la voie classique et celle moins classique des lieux spécialisés pour non-voyants. Passé la trentaine, il lit et relit le philosophe français Vladimir Jankélévitch – “À chaque fois que je le relis, je me rends compte que je découvre des idées qui avaient précédemment échappé à ma compréhension” – mais ne reconnaît à l’élève qu’il était “aucune qualité particulière”. En métropole, il fait ses classes au lycée Buffon et vit à l’Institut national des jeunes aveugles, fondé trois siècles plus tôt par Valentin Haüy. Il finit par “devenir plutôt bon élève” et suit la voie des intellos : celle des mathématiques appliquées à Dauphine. Il aurait pu devenir ingénieur informatique sans ce coup de cœur pour le droit, son option. Sa mère soutient qu’il disait déjà petit, vouloir devenir avocat. Lui n’en a aucun souvenir. “J’avais 9 ans en 1998”, quand la France bat le Brésil en finale de Coupe du Monde. Il rêvait de devenir footballeur. Une vocation que sa génitrice voit d’un mauvais œil. “Les pots de fleurs en ont pris un coup”, explique Gaël Rivière qui tapait la balle tous les après-midi dans le jardin. À tel point que si vous cherchez à dénicher un cliché de ses débuts dans le blind foot, comme certains à son entrée au Championnat de France ou après les Jeux de Londres, il vous répondra : “Ma mère avait tout sauf l’envie de me prendre en photo à cette époque.” Quant au droit, il s’est “lancé dedans avec toute l’innocence qu’on peut avoir à 20 ans”. Sans aucune familiarité avec le monde juridique, il vient d’une famille modeste. Père maçon, mère assistance administrative : il n’y a aucun juriste dans sa lignée.
“Il était hors de question, pour un parasportif, de laisser ses études de côté, faute de pouvoir vivre de son sport”
Masters à Assas en droit des affaires et en droit bancaire, admission au barreau et une année partagée entre le Canada et l’Australie : il file le parcours parfait. À l’heure de sa première collaboration, il se heurte à la réalité du marché. Un coup de pouce de sa directrice de master pour ouvrir les portes. Il emprunte celle de Bredin Prat. Là-bas, du corporate il glisse au gré des dossiers vers la réglementation bancaire. On est au lendemain de la crise financière de 2008, la matière se complexifie et Gaël Rivière se spécialise, armé d’un logiciel qui lui fait la lecture. Il a vite compris que pour certaines tâches, il sera moins productif que les autres. Mais que pour d’autres, son handicap se transforme en atout. Lire un document lui demande moins de temps que pour la plupart de ses homologues, grâce au mode accéléré de sa liseuse rodé depuis l’enfance. Il range parmi ses fiertés l'invisibilité de sa cécité, aux yeux de ses clients, rencontrés majoritairement par visioconférence depuis le Covid.
Gaël Rivière ose dire aussi que sa profession “est un métier dans lequel il n’est pas si facile de garder de la fraîcheur”. “La faute à” l’hyperspécialisation. Le trentenaire caresse l’idée de goûter au pénal, pour porter cette robe qu’il n’a revêtue qu’une fois pour prêter serment, et se confronter à l’exercice de la plaidoirie. En attendant, il se félicite de la confiance que placent en lui ses collaborateurs, qui n’hésitent pas à lui passer des coups de fil pour bénéficier de ses lumières. “La faute à” sa bienveillance. Une disposition qui n’a rien de naturel dans cette profession à tensions. “Ce n’est pas un métier à temps défini. C’est un métier d’urgence le métier d’avocat, et c’est toujours pour le soir, pour la veille.” Pendant les premières années de sa collaboration, son travail grignote ses heures d’entraînement. “Au sein de l’équipe de France, j’étais passé de joueur d’une certaine importance à dernier remplaçant, et avec l’âge, ma place devenait de plus en plus précaire.”
Médaille d’argent aux Jeux de Londres
Alors, quand il sollicite, dix-huit mois avant l’ouverture des Jeux paralympiques de Paris, un aménagement de son temps de travail pour en être, il a conscience de ce qu’il demande à son cabinet. “Ce n’est pas toujours facile de partir s’entraîner à l’heure.” De lâcher les dossiers. Il lui est arrivé de sortir son ordinateur dans les vestiaires pour faire partir un mail ou de faire le point avec un collaborateur dans le métro sur le chemin du terrain pour préparer ses troisièmes Jeux paralympiques. Membre de l’équipe de France de cécifoot depuis 2006, il a déjà croqué la médaille d’argent des Jeux de Londres en 2012. À l’époque où l’entraîneur de l’équipe de France – Toussaint Akpweh qui occupe le poste depuis la création de l'équipe en 1998 – le contacte, il voit dans sa proposition la “possibilité de jouer un peu plus au foot”. À l’époque, c’est encore un étudiant qui bute contre le système universitaire français, qui n’incite pas à faire du sport de haut niveau. Pire, qui ne valorise pas une telle pratique. Il tient bon dans ses études ; il était “hors de question, pour un parasportif, de laisser ses études de côté, faute de pouvoir vivre de son sport”. Il révise comme un acharné pendant les vacances scolaires pour rattraper les cours et décrocher d’excellentes notes ; et doit à la souplesse de ses professeurs la possibilité de s’éclipser pour courir les compétitions. Paradoxalement, la mention à son CV “sélectionné pour les JO paralympiques de Londres” retient à tous les coups l’attention des jurys de sélection de master 2. Depuis quatre ans, il faut également ajouter celle de vice-président de la Fédération française handisport qu’il assiste aussi sur des dossiers juridico-financiers “pour parachever de compléter les trous de [son] emploi du temps”.
Sa sélection, aux côtés de trois autres joueurs de son club d’origine, le Bondy Cécifoot Club, aux Jeux tombe comme un soulagement. “Je me suis préparé sans certitude.” Les “cécifooteux”, il les fréquente depuis 2006. Ce sont ses “compagnons de service militaire”, des gens avec qui l’on partage des expériences intenses. “La richesse du sport c’est de permettre à des gens qui ne se seraient pas croisés ailleurs de se lier.” Un point crucial pour cet enfant de l’école de la République qui s’attriste de la réduction de la mixité sociale. Pour l’instant, la ferveur des JO flotte toujours dans l’air et il s’estime “heureux de faire partie de ce moment de l’histoire”. Des camarades perdus de vue du lycée ou de la fac, des membres du cabinet, sa mère, viendront le voir jouer. La pression aussi est au rendez-vous. “On passe de l’anonymat du Championnat de France avec un public de 100 personnes au stade surplombé par la tour Eiffel avec 13 000 personnes.” Plus de 2 millions de billets ont été écoulés pour les paralympiques à l’aube du premier match. “Comme disent les Anglais, c’est le moment de délivrer.”
Anne-Laure Blouin