Le nudge métamorphose nos comportements dans les sphères publiques et privées. Issue des sciences comportementales, cette théorie vise à transformer le collectif par l’intermédiaire des changements individuels. Comment en user à bon escient au sein des entreprises ?

Théorisé par deux américains, Richard Thaler, prix Nobel d’économie en 2017, et Cass Sunstein, juriste et philosophe, le concept du nudge, signifiant "coup de pouce", repose sur la théorie suivante : une petite intervention au sein de notre environnement peut suffire à modifier nos décisions. L’exemple le plus connu est celui de la fausse mouche fixée au fond des urinoirs à l’aéroport d’Amsterdam incitant ainsi les hommes à faire plus attention à la propreté des toilettes publics et ayant réduit d’environ 70% les dépenses de nettoyage. Le nudge fait à présent partie de notre quotidien, que ce soit à travers des actions de prévention routière, pour nous inciter à adopter des gestes éco-responsables ou bien prendre soin davantage de notre santé.

Le nudge au bureau

En entreprise, le nudge se présente sous des formes similaires à celles expérimentées au sein de la vie publique : mise en place de distributeurs de café sans sucre ou sans gobelet, d’une pancarte incitant à privilégier les escaliers plutôt que l’ascenseur, l’imprimante réglée par défaut sur l’option recto-verso… des petits "coups de pouce" anodins pour aider les collaborateurs à adopter des comportements vertueux pour eux ou l’environnement. Toutefois, doit-on craindre que cette pratique en entreprise enfreigne nos libertés individuelles ? Juliette Brun, docteure de l’École des Mines de Paris et auteur de l’ouvrage L’Art subtil du nudge, publié aux éditions Diatenio en 2022, indique qu’"il convient d’en user avec précaution. Un nudge doit pouvoir être facilement contourné : il laisse à l’individu la liberté de choix.  Par ailleurs, l’incitation douce accélère l’atteinte des objectifs que l’individu s’est lui-même fixés. Inutile de tenter d’appliquer une approche nudge là où l’intention d’agir n’est pas déjà présente : cela ne fonctionnera pas !" En entreprise, ce concept requiert donc quelques précautions dont celle de bien juger en amont de sa pertinence et préserver la liberté de choix de chacun.

Accompagner les changements

Ayant déjà fait ses preuves au sein des politiques publiques, – pour rappel Barack Obama fut le premier à instaurer au sein de la Maison Blanche une véritable Nudge Unit –, il serait bien évidemment dommage de s’en priver en entreprise à l’heure où celles-ci cherchent davantage à se transformer. Juliette Brun poursuit en indiquant que  "le nudge, en tant qu’outil d’influence, peut être mis au service du management. Diversité et inclusion, santé et sécurité au travail, collaboration ou encore innovation : de nombreux enjeux bénéficient aujourd’hui de l’incitation douce". Favoriser une culture d’entreprise plus sociale et inclusive peut donc s’effectuer par de petits changements individuels favorisés par le "nudging". En matière de parité, Juliette Brun explique par exemple que "pour promouvoir l’accès des femmes à des postes clés, on peut par exemple recommander aux recruteurs d’identifier systématiquement plusieurs noms de collaboratrices à intégrer à la liste des candidats envisagés pour un poste. Cette mesure permet de constituer un pool de présélection mixte, sans pour autant contraindre le choix final (qui reste bien sûr le candidat le plus méritant). Au quotidien, une telle pratique incite les managers à identifier régulièrement des profils de candidates potentielles au sein de leur réseau."

Manipulation douce

Si la vertu du nudge ne fait pas de doute et qu’un usage bienveillant peut être mis en place au sein des entreprises, il reste difficile de ne pas imaginer les dérives de ces petites incitations psychologiques, notamment en termes de management. Une incitation psychologique même ténue ne peut être considérée comme complètement anodine. "Une astuce permet d’évaluer le caractère éthique d’un nudge : imaginez que cette mesure se retrouve en première page d’un journal national. Si vous pensez que cet article risque de générer des réactions négatives de la part du grand public, le caractère éthique du nudge peut être questionné. Si vous pensez en revanche que cela ne poserait pas de problème particulier, c’est qu’il s’agit bien d’un nudge éthique !" conclut Juliette Brun.

Efficace et peu coûteux, le nudge peut révolutionner l’art d’accompagner et favoriser le changement en entreprise. Sous son aspect ludique, il n’en reste pas moins un acte de "paternalisme libertaire" comme ses fondateurs eux-mêmes le définissaient. Ses résultats nécessitent donc certaines conditions préalables : qu’il soit nécessaire, que le but dans lequel il est usé soit bienveillant et que la question de sa mise en place fasse l’objet d’une vigilance éthique.

Elsa Guérin

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