Selon une étude Ifop, 14 % des couples français seraient nés sur le lieu de travail. Mais dans l’entreprise, les frontières entre harcèlement sexuel et drague, relations amoureuses et dérives sont minces, et les liaisons entre collègues, parfois mal vues, peuvent se solder par des licenciements. Régulatrice ou protectrice de la vie privée : l’entreprise a-t-elle un rôle à jouer ?

Une relation amoureuse qui finit en licenciement, est-ce possible ? Ce fut le cas dans une entreprise de textile synthétique d’Ardèche. L’histoire commence en 2008 : lui est représentant de la direction (DRH), elle, représentante du personnel (syndicaliste). La structure est secouée par un conflit social, causé par la mise en place d’un plan de réduction des effectifs. Les deux amants se retrouvent seuls, à la table des négociations, dans deux camps opposés. Ils entretiennent leur relation à l’insu de l’entreprise pendant quatre ans et demi. La syndicaliste démissionne en 2013, toujours sans que ses supérieurs soient au courant de leur idylle. En 2014, la direction licencie le DRH pour "manquement à son obligation de loyauté", après avoir découvert la liaison. Le 29 mai dernier, la Cour de cassation a appuyé la décision de l’entreprise en soutenant le licenciement de l’employé. Selon les conseillers de la Cour, le DRH n’aurait jamais dû dissimuler cette relation.

Vivons heureux, vivons cachés 

Dans le Code du travail français, les relations intimes entre employés ne sont pas interdites, mais protégées. Conformément à l’article 9 du Code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée, y compris dans le cadre professionnel. Par conséquent, l’employeur n’a ni le droit ni le pouvoir d’interdire les relations amoureuses au sein de son entreprise. Les individus ne sont pas non plus tenus de dévoiler une liaison intraprofessionnelle à leur supérieur. Cependant, le licenciement peut être envisagé si la relation engendre une faute professionnelle, notamment dans les cas où elle entraîne des répercussions néfastes pour l’image de l’entreprise ou constitue une entrave à l’atteinte des objectifs. Tout est donc question d’équilibre, puisque d’après une étude de Technologia parue en février 2024, 84 % des personnes interrogées considèrent qu’il est acceptable d’entretenir une relation avec un collègue. En revanche, ce chiffre dégringole à 35 % lorsqu’il s’agit d’une personne en situation de supériorité hiérarchique vivant une relation amoureuse avec l’un de ses subordonnés.

Paroles, paroles et paroles…

Si la drague au travail est majoritairement bien perçue, seulement une personne active sur deux tolère qu’elle se manifeste au travers de commentaires soulignant la beauté, le charme ou l’allure. Et ils ne sont plus qu’un sur cinq à accepter les allusions aux caractéristiques corporelles, comme la silhouette, le visage ou toute autre partie du corps. Une réticence qui s’explique par la sensibilisation généralisée aux violences sexistes et sexuelles et autres microagressions dans la sphère professionnelle, enjeu situé au cœur des problématiques RH contemporaines. Les femmes sont les premières victimes de ces comportements : 20 % d’entre elles affirment d’ailleurs avoir déjà connu de telles situations. Autant de preuves, s’il en fallait, que la bienveillance et le respect mutuel sont indispensables à l’épanouissement de toute forme d’intimité.

Prendre du bon temps au bureau

Chaque année, les salariés à temps plein passent 220 jours sur leur lieu de travail, et certains finissent par succomber à la tentation d’une pause charnelle au bureau. Selon l’étude, 35 % des employés ont des relations sexuelles avec des collègues (quotidiennement ou non). Dans la majorité des cas (53 %), ces amourettes se font à l’insu des équipes… tout en alimentant les potins ! Notons que les salariés les plus âgés sont particulièrement friands de ce type d’intimité entre collègues : les 50-64 ans se positionnent en première place, les 65 ans et plus en deuxième place, tandis que les moins de 25 ans complètent le podium. Parmi les 35 % de salariés ayant des relations charnelles avec des collègues, seulement 2 % n’ont jamais pris de bon temps sur leur lieu de travail. Si aucune sanction n’est clairement prévue dans le Code du travail, une suspension peut être décrétée dans le cas où le couple est surpris par un tiers. En somme, le comportement peut être sanctionné par l’entreprise, mais pas la relation en elle-même.

À lire : Violences sexuelles et sexistes au travail : “Les directions sont souvent effarées de découvrir l’ampleur du sexisme dans leurs effectifs”

Amour, travail et… regard des autres

Quoi qu’il en soit, le lieu de travail constitue un espace propice aux rencontres. Un peu moins de la moitié des répondants (46 %) y ont déjà commencé une liaison amoureuse, qui a abouti à une relation sérieuse dans huit cas sur dix. Néanmoins, par crainte du jugement, les relations entre collègues sont souvent gardées secrètes. Même si, 84 % du temps, les équipes les tolèrent, les risques de dérives existent : attribuer des surnoms coquins au partenaire ou tenir un langage inapproprié sont ainsi susceptibles de nuire à l’atmosphère de travail des équipes. Dans certains cas, les liaisons entre salariés peuvent susciter d’autres problèmes : ragots (89 %), jalousie (88 %) et favoritisme (81 %). Un autre risque pour les tourtereaux est de voir leur concentration affectée par la relation, d’autant que l’environnement professionnel suppose une proximité fréquente avec le partenaire. Enfin, en cas de rupture, il est fréquent que la jalousie s’exprime, accompagnée parfois de coups bas ou d’abus.

Plus concrètement, les collègues entretenant une relation estiment à 91 % que la naissance de leur liaison au bureau n’a causé aucun problème. Si les amours entre collègues sont globalement acceptés par les équipes (55 %), les relations purement sexuelles sont moins bien perçues : il n’est acceptable de coucher occasionnellement avec un collègue que pour un tiers des sondés. Là encore, le traitement n’est pas le même selon le poste occupé, comme dans le cas de l’entreprise ardéchoise citée en début d’article, où la relation a causé de multiples complications internes et politiques. Dans ce genre de situation, compte tenu des conflits d’intérêts potentiels, le couple se doit d’être transparent auprès de la direction.

Emprise, consentement : la ligne rouge des relations avec un subordonné

 Alors que les sondés étaient presque unanimes sur la question des liaisons entre collègues, ils sont seulement 47 % à voir d’un bon œil les liaisons entre subordonnés et supérieurs. Dans l’étude Technologia, l’un d’entre eux explique : "Concernant les relations amoureuses au travail, je suis plutôt bienveillant sauf dans le cas d’une relation entre supérieur et subordonné, qui jette souvent le trouble dans une équipe et qui interfère inévitablement avec le travail." Pour une grande majorité de salariés (73 %), il n’est pas acceptable, pour un collègue, d’entretenir une relation avec un supérieur direct.

Depuis MeToo, la visibilité donnée aux cas de harcèlement sexuel et l’écho rencontré par les notions de consentement et d’emprise ont eu l’effet d’une bombe dans le monde du travail. En 2023, six ans après MeToo, une femme sur trois disait avoir déjà été sexuellement harcelée au travail. Selon 48 % d’entre elles, il n’est pas du tout acceptable d’entretenir une relation sexuelle avec un supérieur direct. Chez les hommes, cette proportion est inférieure de 15 points. Dans une précédente interview, Élise Fabing, avocate en droit du travail, expliquait que "le parcours professionnel des femmes est jalonné d’épreuves spécifiques à leur genre. Les violences sexistes et sexuelles sont évidemment une cause de consultation récurrente et concernent quasi exclusivement les femmes : je n’ai jamais été sollicitée pour un harcèlement sexuel à l’encontre d’un homme. […] J’ai l’impression que les entreprises font certes beaucoup d’efforts sur ces thèmes, mais, de facto, les dossiers sont de plus en plus violents. Et, plus violent encore, je remarque que systématiquement, les agresseurs restent en poste alors que mes clientes sont celles qui partent."

Les notions de consentement et d’emprise, de plus en plus présentes dans les dossiers contentieux, posent une question claire : est-il réellement possible de refuser les avances de son responsable sans craindre des représailles dans la vie professionnelle ? Ce genre de situation peut entraîner des dérives insidieuses, puisque le lien hiérarchique qui s’applique induit un rapport de force.

L’amour a ses raisons que la direction ignore

Si les sondés expriment presque unanimement la volonté de voir l’entreprise empêcher les abus, notamment les agissements sexistes et le harcèlement (97 %), ils sont seulement 48 % à souhaiter que la drague entre collègues soit régulée. L’interdiction absolue de relation pour certains statuts hiérarchiques n’emporte pas non plus beaucoup d’approbation (32 %), malgré la mauvaise presse qu’ont ces liaisons chez les répondants.

Par ailleurs, le monde du travail est globalement opposé à des formes de régulation plus strictes, comme un règlement intérieur qui exige l’officialisation de toute relation amoureuse (85 %) ou sexuelle (92 %) auprès de la direction, ou régit le contexte des interactions entre collègues (91 %).

Louise Jousse, consultante chez Ekilibre, cabinet de conseil et organisme de formation, insiste sur l’importance de promouvoir un environnement de travail respectueux et inclusif : "Cela peut se faire à travers la mise en place d’une charte ou de formations régulières sur le harcèlement sexuel et les comportements inappropriés. Il faut également s’assurer de la présence de personnes-ressources dans l’organisation (côté employeur et/ou CSE), vers qui les individus peuvent se tourner en cas de besoin. Si une alerte se déclare pour cause de harcèlement sexuel, il est crucial de mettre en place une enquête suivant une méthodologie rigoureuse et d’écouter attentivement les différentes parties prenantes."

"Love Contract" : le pacte faustien ?

Certes, les entreprises françaises et européennes laissent à leurs effectifs une grande liberté sur le sujet, mais d’autres approches sont possibles, comme aux États-Unis. La moitié des grandes entreprises américaines se sont en effet dotées de règles qui interdisent une romance entre un supérieur hiérarchique et une personne subordonnée. Les relations entre collègues sont fréquentes, mais entraînent alors démissions ou licenciements. Cette stricte interdiction a d’autres conséquences sur les individus : refus d’embaucher un proche, refus de promotion ou mutation forcée. Certaines firmes nord-américaines vont même jusqu’à prohiber toute forme de relation entre collègues (familiale, amicale…), afin d’éviter le moindre échange d’informations confidentielles.

Dans la continuité de cette volonté de régulation, les entreprises américaines obligent les collègues impliqués dans une relation intime à signer un "Love Contract" : un document déclaratif qui protège l’entreprise contre les passions sexuelles ou amoureuses qui dégénèrent. Les couples s’engagent notamment à se désengager de toute prise de décision pouvant donner lieu à une forme de favoritisme. Les interdictions mentionnées s’accompagnent parfois d’autres mesures ayant pour but de réguler les interactions entre collègues. Le but ? Protéger les salariés des conduites déplacées, voire pénalement répréhensibles : mention de comportements proscrits, définition d’attitude relevant du harcèlement, proscription de certaines formes de promiscuité pouvant susciter un sentiment d’insécurité, attribution d’un caractère admissible ou non à certaines attitudes, durée limite définie pour certains gestes (bises, accolades…), en vue d’éviter les dérives.

Une dernière réflexion s’impose au sujet de la régulation des relations intimes dans les entreprises françaises. L’étude Technologia révèle que les répondants favorables à des restrictions s’appliquant aux relations amoureuses et sexuelles au travail sont également partisans d’un interventionnisme de l’entreprise sur des sujets de société, comme les violences conjugales ou la précarité. La question des rapports sexuels et amoureux ne peut donc être appréhendée de façon isolée. Elle s’inscrit au sein d’une conception générale du rôle que peut jouer l’entreprise dans la vie personnelle des salariés, alors qu’un souci de protection s’accompagne nécessairement d’une restriction des libertés. Une chose est sûre : la fonction RH semble la plus à même de protéger cet équilibre fragile.

Cem Algul et Lisa Combe

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