Espèce à part, l’entreprise familiale cristallise l’ambition des uns, les envies des autres. Si la famille constitue la colonne vertébrale de ces structures, la gouvernance n’en reste pas moins un élément crucial. Entretien avec Rania Labaki, directrice de l’Edhec Family Business Centre et professeure associée de management à l’Edhec Business School, où elle enseigne et mène des recherches au croisement de la finance, de l’entrepreneuriat et des entreprises familiales.
Rania Labaki (Edhec) : "La Top Governance Team doit aligner les actionnaires familiaux sur les décisions à prendre"
Décideurs. Comment êtes-vous arrivée à vous spécialiser dans le domaine des entreprises familiales ?
Rania Labaki. J’ai eff ectué ma thèse de doctorat à l’Université de Bordeaux sur cette thématique d’entreprises familiales – université disposant d’un centre de recherche dans ce domaine – en m’intéressant en particulier à la dynamique familiale de ces entreprises, sujet encore peu étudié. J’ai concentré mes recherches sur l’évolution de la qualité des liens familiaux dans les entreprises françaises cotées et j’ai poursuivi dans cette voie, en étudiant le rôle de la famille dans les processus décisionnels. Au fur et à mesure, je me suis intéressée davantage à la gouvernance et à la gestion des émotions. Depuis 2016, je dirige la chaire Entreprise familiale de l’Edhec Business School. Pour avoir baigné dans une entreprise familiale moimême, je comprends l’importance que peuvent revêtir ces sujets.
Comment définiriez-vous la gouvernance au sein des entreprises familiales ?
Parfois confondue avec le management, la gouvernance concerne tous les mécanismes de contrôle des dirigeants, pour s’assurer que leurs actions soient en adéquation avec les intérêts des actionnaires. À l’origine, il s’agissait d’un moyen pour restreindre les conflits d’intérêts, en prévenant certains agissements et abus de dirigeants qui allaient à l’encontre des intérêts communs des actionnaires, et qui à terme, pouvaient impacter la performance, voire mener à la faillite de l’entreprise. L’objectif était ainsi de mettre en place des processus pour éviter ces comportements. Avec le temps, la focalisation sur l’intérêt des actionnaires s’est étendue aux autres parties prenantes. On parle alors de gouvernance partenariale, qui va au-delà de la gouvernance actionnariale. Cependant, c’est une idée assez compliquée à mettre en oeuvre. À cela s’ajoute la gouvernance de la famille et de l’actionnariat dans les entreprises familiales. Nous pouvons ainsi concevoir la gouvernance en trois dimensions : la famille, l’entreprise et les actionnaires.
Quelles sont les principales préoccupations des entreprises familiales que vous observez ?
Nous savons, à travers les recherches, que dans la plupart des cas, les entreprises familiales sont plus performantes et solides que les autres, avec une condition sous-jacente qui est celle de la solidité des liens familiaux, notamment entre les actionnaires. Lorsque la cohésion et l’adaptabilité sont au rendez-vous, ces entreprises familiales peuvent faire face aux crises et à l’adversité plus facilement. En revanche, nous observons qu’avec le temps, les liens familiaux tendent à se distancier, nuisant au bon fonctionnement de l’entreprise. Les multiples descendances et héritiers augmentent le nombre d’actionnaires et diluent la cohésion globale et l’alignement des intérêts.
"La Top Governance Team serait une équipe hybride, transversale"
Dès lors, lorsqu’une crise survient, les conflits émergent entre les actionnaires voulant maximiser la valeur financière de l’entreprise et ceux qui préféreront faire des sacrifices pour assurer la continuité de long terme de l’entreprise. On observe un autre phénomène : avec le temps, non seulement le nombre d’actionnaires croît, mais le nombre d’entreprises augmente également. Nous utilisons le terme "cluster family business" pour décrire cette situation de portefeuille d’entreprises familiales, pouvant toucher des secteurs qui ne sont pas forcément liés, avec des différences majeures en matière de stratégie, de gestion, de priorité et d’attachement émotionnel. Il faut par conséquent diriger la gouvernance de ces entreprises. J’ai introduit avec mes collègues la notion de "Top Governance Team", qui vient chapeauter la gouvernance de ces différentes entités, et vise à s’assurer de l’alignement global. Vous avez publié de nombreux travaux sur les entreprises familiales.
Quelle a été la plus grande découverte au cours de vos recherches ?
Tout d’abord, les "cluster family businesses" ont été peu étudiés, et leur gouvernance encore moins. Dans un article publié avec Neus Feliu, nous mettons en évidence que la "Top Governance Team" (TGT) serait une équipe hybride, transversale, composée de membres exerçant déjà des postes clés dans les différentes sociétés, et proches du terrain. Ça peut être également des personnes n’ayant pas de rôle actif formel mais qui représentent des piliers pour la famille, tels que le fondateur, un ex-directeur général ou encore un conseiller historique. Cette équipe aura comme principale motivation d’aligner les actionnaires familiaux sur les décisions à prendre concernant les différentes entreprises du groupe.
"Des différences culturelles se manifestent au niveau de la gestion et de l’expression des émotions"
Pour que cette équipe de gouvernance TGT fonctionne correctement et contribue aux performances des structures mais aussi à l’harmonie des actionnaires, il faut qu’elle se caractérise par certaines compétences, particulièrement en matière de gouvernance, de management émotionnel, et de gestion des paradoxes, comme celui de l’innovation et de la tradition. D’autre part, la cohésion et la compréhension des normes d’effort contribueront à l’efficacité de cette équipe, consciente du temps et de l’énergie nécessaires pour mener à bien les projets. Une deuxième contribution concerne la mise en exergue de la gouvernance familiale en tant que processus. Pour que cette gouvernance soit efficace, une série d’étapes doit être respectée. Il s’agit d’un processus continu, en boucle, avec un leader orchestrant le tout, définissant des indicateurs de performance et impliquant tous les membres de la famille. Enfin, le troisième élément pionnier repose sur le concept de gouvernance des émotions, agissant tel un fil rouge qui viendrait transcender toutes les gouvernances, formelles et informelles, pour mieux gérer les émotions.
Observez-vous des différences dans la gouvernance des entreprises familiales à travers les différentes cultures ?
Il existe beaucoup de points communs, de similarités, sachant que les familles évoluent de plus en plus dans un contexte mondialisé. Cela dit, des différences culturelles se manifestent au niveau de la gestion et de l’expression des émotions, les normes – souvent implicites – n’étant pas les mêmes dans tous les pays. Certaines cultures par exemple sont plus aptes à faire des excuses publiques que d’autres, lorsqu’un problème éthique a été mis en avant. L’intensité de la culpabilité et la manière de l’exprimer peuvent en effet différer, ce qui entraîne des retentissements sur la réputation de la famille et de l’entreprise. Les membres de la nouvelle génération peuvent également ressentir de la culpabilité par rapport à des décisions passées, et choisir par divers moyens de les compenser. La peur et la colère peuvent aussi être ressenties et non exprimées, menant à la dissonance émotionnelle, c’est-à-dire l’écart entre ce que l’on ressent et ce que l’on exprime, et à terme, conduire à des conséquences néfastes sur la santé des individus et les entreprises.
Y a-t-il des leçons que les entreprises familiales françaises pourraient tirer d’autres pays ?
Ces entreprises ne forment pas un groupe homogène, quelle que soit la culture d’origine. Il existe différents archétypes d’entreprises familiales. Pour certaines, la famille et l’entreprise sont complètement enchevêtrées, tout ce qui se passe au sein du cocon familial impacte l’entreprise, et vice-versa. À l’autre extrême, la famille peut être totalement désengagée de l’entreprise ; les décisions managériales déconnectées de tout aspect familial. Entre les deux, des degrés de variabilité existent et peuvent aider à gérer la gouvernance émotionnelle de façon plus positive pour toutes les parties. D’une manière générale, il faudrait tendre vers ces familles qui arrivent à équilibrer ces flux d’émotions et ainsi en tirer profit, aux niveaux des gouvernances de l’actionnariat, de l’entreprise et de la famille.
Propos recueillis par Marc Munier