Au carrefour de l’obligation de sécurité de l’employeur, de l’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’augmentation de la performance de l’entreprise, la santé des femmes au travail représente un enjeu crucial. Les spécificités liées à leur santé et aux risques qu’elles encourent nécessitent une attention particulière pour favoriser un environnement de travail sain et performant.

DÉCIDEURS. Quel regard portez-vous sur la prise en compte de la santé des femmes au travail ?

Virgile Puyau. Aujourd’hui, malgré l’augmentation des accidents du travail chez les femmes (+42 % entre 2001 et 2019), les mesures spécifiques pour les protéger restent relativement limitées. Selon les dernières données de l’Insee portant sur le périmètre de la Caisse nationale de l’Assurance maladie – CNAM – et de la Mutualité sociale agricole (MSA) 42 accidents de travail sont reconnus pour un million d’heures travaillées chez les femmes, contre 36 chez les hommes pour la catégorie des ouvriers. Les secteurs féminisés, tels que le soin, le nettoyage ou la grande distribution, où les contraintes physiques et mentales sont particulièrement élevées, bénéficient rarement de politiques de prévention adaptées.

Sophie Dechaumet. Les femmes sont exposées à des risques professionnels souvent invisibles et sous-estimés, particulièrement dans les secteurs à prédominance féminine tels que la santé, le social, le nettoyage ou encore la grande distribution. La nature des métiers qu’elles occupent, centrés sur l’aide à la personne et les services, les expose à une usure physique intense et à de fortes contraintes émotionnelles. Elles sont donc plus vulnérables aux troubles musculosquelettiques (TMS) et aux souffrances psychosociales, en raison de la nature même des métiers qu’elles occupent, qui demandent à la fois une charge physique intense et une forte implication émotionnelle. Les femmes travaillent davantage à temps partiel et leurs carrières sont plus morcelées, impliquant une nécessité de travailler plus longtemps, et d’avoir des parcours professionnels plus longs pour accéder à une retraite décente. De plus, ces femmes cumulent des charges mentales importantes, accentuées par leurs responsabilités familiales et domestiques, ce qui entraîne une fatigue accrue. Ainsi, selon les statistiques, la dépression touche deux fois plus les femmes que les hommes. Résultat : elles sont plus souvent absentes du travail pour des raisons de santé, avec des maladies professionnelles déclarées plus tôt que chez les hommes.

Pourquoi est-il crucial de considérer les différences de sexe et de genre pour assurer la santé et la sécurité de tous et toutes ?

S.D. Les femmes, bien qu’étant moins exposées aux risques physiques, subissent une exposition accrue aux risques psychosociaux. Cela s’explique en partie par leur présence plus importante dans des professions exigeantes sur le plan relationnel, où les conflits et la pression sont fréquents. Au sein des métiers à prédominance féminine, deux catégories émergent : d’une part, les professions de bureau, généralement moins exposées aux risques, et d’autre part, les métiers du soin, du nettoyage et de la grande distribution, qui présentent une pénibilité physique significative pour tous les travailleurs. Il faut également reconnaître que des différences de conditions de travail existent au sein même des professions. Pour un même poste, les tâches, les exigences et les attentes entre les hommes et les femmes diffèrent.

V.P. Une approche de genre nous semble nécessaire, dans la mesure où les caractéristiques physiques entre les sexes, telles que la taille, la masse musculaire ou la morphologie influencent directement les risques auxquels les salariés sont exposés. Par exemple, les équipements et les méthodes de travail sont souvent conçus pour des hommes, comme le révèlent des études de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Ils ne sont pas adaptés à la morphologie des femmes, qui sont en moyenne plus petites et ont des besoins spécifiques pour manipuler les charges. À l’inverse, certains secteurs à prédominance féminine ne tiennent pas forcément compte des besoins des hommes, avec des équipements parfois inadaptés à leur taille. Il est donc indispensable de développer une vision genrée des postes et des environnements de travail afin d’assurer une égalité réelle en matière de sécurité et de santé.

Quels aménagements peuvent être proposés pour mieux prendre en compte la santé des femmes au travail ?

S.D. Je m’appuierai sur le rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat, publié en juin 2023, qui propose 23 recommandations visant à améliorer la prise en compte de la santé des femmes au travail.

La recommandation n° 4 incite les employeurs à produire un Document unique d’évaluation des risques professionnels – Duerp – genré et à intégrer dans ce document des risques auxquels les femmes sont plus particulièrement exposées, tels que les violences sexuelles et sexistes au travail, les risques psychosociaux ou les TMS. L’évaluation des risques est, en effet, une mesure phare et indispensable à l’amélioration des conditions de travail. Dans la même idée, la recommandation n° 5 est essentielle. Elle invite le législateur à inscrire dans le code du travail l’obligation d’une approche sexuée des risques professionnels au sein des fiches d’entreprise établies par la médecine du travail, par parallélisme avec le Duerp. Enfin, mieux adapter les critères de pénibilité à la réalité des risques professionnels féminins (recommandation n° 14) assurerait une meilleure sécurité des femmes en milieu professionnel.

La problématique de l’endométriose et les défis associés aux traitements et au parcours d’assistance médicale à la procréation (l’AMP) pour les femmes actives sont-ils aujourd’hui pris en compte par les employeurs ?

S.D. Ces problématiques sont encore très méconnues des employeurs, bien que de nombreuses femmes y soient confrontées chaque jour. L’endométriose entraîne des douleurs invalidantes qui peuvent impacter significativement la capacité des femmes à travailler, notamment s’agissant de leur capacité à rester debout, assises, ou à garder une position définie. Ces symptômes s’avèrent particulièrement handicapants dans le cadre du travail. Selon une étude menée en France, 66 % des femmes interrogées affirment avoir informé leur entreprise de leur maladie, mais seulement un quart d’entre elles ont bénéficié d’aménagements de poste. Cela démontre qu’au-delà du tabou entourant la question, il ne suffit pas d’annoncer la maladie pour que l’employeur prenne des mesures concrètes. V. P. En ce qui concerne l’AMP, les articles L. 1225-16 et suivants du code du travail autorisent les salariées à s’absenter pour leurs rendez-vous médicaux. Cependant, ces dispositions se révèlent inefficaces, dans la mesure où elles obligent les femmes à informer leur employeur du motif de leur absence, exposant ainsi leur difficulté à procréer et leur projet de conception. Ces absences répétées peuvent être très stigmatisantes dans l’entreprise.

Quels types de soutien et d’aménagements peuvent être envisagés pour les femmes souffrant de pathologies menstruelles invalidantes au travail ?

S.D. Plusieurs solutions existent. L’Anact a récemment publié un guide à l’attention des dirigeants et managers pour les aider à identifier des leviers d’action en matière de management et de pratiques RH afin de prendre en compte les femmes souffrant d’endométriose. Ce guide préconise la mise en place de divers aménagements de poste ou des horaires et du temps de travail des salariées concernées, pour qu’elles puissent gérer la douleur en bénéficiant de temps de pause plus longs, ou encore en ayant davantage de flexibilité quant au télétravail. Tous ces aménagements ne doivent en aucun cas conduire à stigmatiser ces femmes – ce qui, selon nous, est la raison de l’échec de la tentative d’instauration du congé menstruel.

Comment la prise en charge des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles au travail peut-elle être améliorée ?

V.P. Aujourd’hui, environ 80 % des femmes ont été victimes de sexisme au cours de leur vie professionnelle. Une enquête de l’Insee parue en 2021 avait révélé qu’entre 2016 et 2018, 22 % des victimes de violences physiques hors ménage déclaraient avoir été agressées sur leur lieu de travail. La prise en charge des salariées victimes est donc une réelle problématique à laquelle sont confrontés plus d’employeurs qu’il ne serait permis de le penser. Le travail est un espace où les violences sexistes se manifestent grandement. Beaucoup d’employeurs pensent avoir rempli leur obligation de santé et de sécurité après avoir mené une enquête et licencié le salarié harceleur. Toutefois, leur obligation ne s’arrête pas là : il est important de réfléchir aux conditions de reprise du travail de la salariée victime d’agression sur son lieu de travail. Diverses mesures d’accompagnement peuvent ainsi être instaurées par l’employeur, tels qu’un suivi psychologique, des entretiens avec la médecine du travail, ou encore l’octroi de congés payés pour permettre à la victime d’effectuer des démarches éventuelles auprès des organes de police compétents.

Entretien avec Sophie Dechaumet, avocate associée chez Winston & Strawn LLP et Virgile Puyau, avocat associé chez Winston & Strawn LLP

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