Chef du service des concentrations de l’Autorité de la concurrence depuis juin 2024, Jérôme Vidal revient sur l’évolution et les projets de son service ainsi que sur l’actualité jurisprudentielle récente en matière de concentrations.

Vous êtes le chef du service des concentrations de l’Autorité de la concurrence (ADLC) depuis juin 2024 et connaissez bien l’institution où vous aviez déjà exercé. Avez-vous remarqué des différences dans les concentrations entre votre retour en juillet et vos premiers pas ?

Je suis parti quelques semaines avant le premier confinement Covid au début de l’année 2020. Cinq ans plus tard, les concentrations ont changé d’un point de vue quantitatif et dans les secteurs que nous sommes amenés à contrôler. L’an dernier, l’Autorité a examiné 266 rachats et fusions. Cette année, elle devrait rendre un nombre de décisions de contrôle des concentrations encore plus important et battre "le record" de 2021 (272 décisions cette année-là), dont de nombreuses décisions prises sous réserve d’engagements. En revanche, les dossiers ne sont pas nécessairement plus compliqués et plus problématiques, surtout lorsqu’ils concernent des marchés matures, connus de l’Autorité. Chaque année, nous contrôlons toutefois des concentrations dans de nouveaux secteurs, ce qui requiert de définir et de caractériser de nouveaux marchés. Soit des secteurs émergents que l’on ne connaissait pas parce que les entreprises commencent à réaliser des chiffres d’affaires importants, soit des secteurs innovants où, là aussi, il faut que le critère fondé sur les chiffres d’affaires des entreprises concernées soit atteint.

J’ai la chance de pouvoir compter sur une équipe formidable qui s’investit dans chaque dossier afin de répondre au flux croissant des concentrations notifiées à l’Autorité. Toutefois, les effectifs du service du contrôle des concentrations restent contraints et sont fortement mobilisés sur des dossiers qui peuvent prendre plusieurs mois d’instruction. Une partie de la réponse à ces difficultés se trouve dans le projet de loi de simplification de la vie économique en cours d’examen à l’Assemblée nationale. Il prévoit à cet égard un rehaussement des seuils de contrôle des concentrations pour l’ensemble des secteurs (de 150 à 250 millions d’euros pour les "grands seuils" et de 50 à 80 millions d’euros pour les "petits seuils") et pour le commerce de détail en France métropolitaine (de 75 à 100 millions d’euros pour les "grands seuils" et de 15 à 20 millions d’euros pour les "petits seuils"). Ces seuils n’ont jamais été révisés depuis 2004 pour les "grands seuils" (ordonnance du 25 mars 2004) et depuis leur introduction en 2008 pour les "petits seuils" (LME). En rehaussant ces seuils, nous pourrions faire baisser le nombre de dossiers notifiés à l’Autorité de 30 % environ. Selon notre étude d’impact, cela représenterait environ 75 opérations par an dont très peu auraient été problématiques.

Lors des dernières Journées franco-allemandes de concurrence, qui se sont tenues à Paris au mois de novembre, les membres de l’Autorité allemande de concurrence nous ont expliqué avoir 800 notifications d’opérations de concentration par an, malgré le relèvement récent de leurs seuils (notons qu’ils sont beaucoup plus nombreux que nous). En revanche, ils ont un très grand nombre de décisions tacites. Ils choisissent les dossiers qui "méritent" une décision. Nous pourrions juridiquement le faire en France, car nous pouvons prendre des décisions tacites : lorsque l’Autorité ne se prononce pas dans le délai de cinq semaines à compter de l’accusé de réception d’un dossier complet, l’opération est réputée autorisée. Mais, à chaque opération notifiée, nous prenons une décision, certes simplifiée, mais qui est le résultat d’une instruction. Pour mémoire, plus de 90 % des dossiers qui sont notifiés à l’Autorité le sont via une procédure simplifiée (qui permet de bénéficier d’une décision dans un délai plus court). Je n’exclus pas, face à une charge trop importante de dossiers, de faire comme nos collègues allemands et envisager de rendre des décisions tacites.

“Nous voulons bien faire confiance, mais il faut que l’on puisse contrôler et le cas échéant sanctionner”

Vous parlez des secteurs émergents et innovants qui n’avaient encore jamais dépassé les seuils. Quels sont-ils ?

Cette année, TotalEnergies et la RATP ont créé une entreprise commune dans les services de gestion de la mobilité domicile/travail à l'issue de loi d’orientation des mobilités de 2019. C’est un secteur qu’on a dû définir avec notamment une consultation des principaux concurrents de l’entreprise commune. Nous avons eu également très récemment eu à connaître d’une concentration sur des marchés émergents, le rachat de Flowbird par EasyPark. Les parties fournissaient toutes les deux des services de paiement de stationnement par application mobile. Il y avait des opérations de concentration dans le secteur, mais concernant les applications mobiles, il était particulièrement intéressant de voir comment fonctionnait le marché en tenant compte des caractéristiques de la demande (les municipalités) et de la pression concurrentielle des concurrents des parties. Actuellement, nous regardons aussi une opération dans le secteur de la publicité en ligne [la prise de contrôle de Teads par Outbrain est autorisée par l'Autorité le 10 décembre, ndlr].

Vous avez instauré un principe de confiance sur les concentrations. Comment cela fonctionne-t-il ?

Le principe de confiance vise principalement les 90 % de dossiers qui, à la fin, ne posent pas de problème de concurrence. Afin d’optimiser le traitement de ces dossiers, le service des concentrations considère que la phase de prénotification, généralement recommandée pour s’assurer qu’un dossier est complet, n’est plus nécessaire dès lors qu’il s’agit d’une procédure simplifiée. Nous avons des critères d’éligibilité pour le bénéfice de cette procédure. Par exemple, soit les parts de marché sont inférieures à 25 % sur les marchés définis de manière constante par la pratique décisionnelle au titre des effets horizontaux (30 % en cas d’effet congloméral ou vertical) soit l’opération concerne le passage d’un contrôle conjoint à un contrôle exclusif sur une entreprise. Il y a d’autres critères que nous vérifions pour nous assurer, sur cette base, que l’opération ne soulève pas prima facie de problèmes de concurrence. Nous partons du principe (de confiance) que les entreprises et leurs conseils ont bien vérifié l’exactitude des informations transmises.  

Ce principe a une limite : si, en cours d’instruction, nous nous apercevons que la présentation est erronée, nous demanderions au collège de l’Autorité d’appliquer vigoureusement les sanctions prévues pour une déclaration inexacte. Nous voulons bien faire confiance, mais il faut que l’on puisse contrôler et le cas échéant sanctionner. Cette méthode a accéléré le traitement de ces dossiers. Nous instruisons plus rapidement des opérations qui ne posent pas de problème de concurrence. Cela a permis de mieux répartir la charge de travail au sein du service et de consacrer le temps libéré à instruire les dossiers les plus complexes notamment.

Et ce principe fait ses preuves ?

À ce jour, il n’y a pas eu de problème particulier. Étant entendu que nous avons une corde de rappel importante : lorsqu’une opération nous est notifiée, il y a une information publique avec un délai d’observation des tiers. Si jamais des tiers se manifestent pour expliquer qu’en réalité l’opération est problématique, et s’ils fournissent des éléments en ce sens, cela remettrait en question le bénéfice de la confiance et, surtout le calendrier et l’issue de l’instruction qui prendrait une autre dimension. Des questionnaires seront envoyés aux entreprises et à leurs conseils et nous ne serions plus dans la configuration classique d’une décision simplifiée dans un délai de trois ou quatre semaines. Depuis juillet, moment où le principe a été évoqué, nous n’avons pas eu de dossier qui aurait posé un problème dans ce cadre-là.

Avec le principe de confiance et le projet de loi de simplification à venir, sur quoi allez-vous concentrer vos forces ?

Nous allons lancer un chantier en 2025 sur l’évaluation des engagements pris par les entreprises. En particulier les engagements comportementaux historiquement plus acceptés en France qu’au niveau de la Commission européenne. Mais cela requiert d’avoir des rapporteurs qui puissent évaluer, d’un point de vue économique, les effets que de tels engagements pris par le passé ont eus.

Pour 2025, nous ignorons si nous aurons des opérations compliquées, mais je m’y attends après une année sans phase 2. Nous avons eu cette année de nombreux dossiers avec des engagements : ce sont aussi des dossiers problématiques, mais qui ont pu se régler en phase 1. L’an dernier, en 2023, il y a eu trois phases 2. Ces dossiers mobilisent énormément le service que ce soit le greffe, qui est le pivot du service, ou l’équipe de rapporteurs qui est plus importante (2 à 3 rapporteurs, voire 4, à quasi-temps plein) que pour des cas de phase 1.

En 2024, nous avons été mobilisés pour instruire les reprises des magasins Casino par Carrefour, Intermarché et Auchan, mais aussi la reprise des actifs de Delhaize en France par Carrefour. Ce sont des dossiers très lourds, car ce sont plusieurs centaines de zones de chalandise qu'il faut examiner, magasin par magasin, en regardant la configuration locale qui permet d’avoir une image exacte de l’impact de ces changements d’enseigne pour les consommateurs. Nous avons sept rapporteurs et deux adjoints qui s’occupent de l’ensemble de ces dossiers sur un service d’une vingtaine de rapporteurs. Donc un tiers des effectifs du service mobilisés pour quatre dossiers sur les 300… Mais nous sommes en passe de relever ce défi et nous nous projetons vers d’autres dossiers qui nous occuperont dans d’autres secteurs économiques.

“Nous avons lancé une réflexion sur les outils les plus appropriés pour pouvoir contrôler ce qu’on appelle communément des acquisitions prédatrices”

Les conséquences de l’arrêt Illumina-Grail de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur les conditions dans lesquelles le renvoi d’une opération de concentration non notifiable dans un État membre peut être effectué vont aussi nous occuper. La CJUE a considéré que lorsqu’une autorité de concurrence n’était pas compétente en vertu de son droit national pour contrôler une concentration, elle ne peut pas utiliser l’article 22 du règlement sur les concentrations ou se joindre à un renvoi fondé sur cet article pour renvoyer l’examen de cette opération à la Commission européenne.

C’est la raison pour laquelle, que ce soit sur le plan européen ou national, nous avons lancé une réflexion sur les outils les plus appropriés pour pouvoir contrôler ce qu’on appelle communément des acquisitions prédatrices, en dessous des seuils de contrôle. C’est toute la problématique d’acquisition de start-up par des entreprises qui seraient dominantes dans leur secteur ou qui détiennent un écosystème. Ce type d’opération tue la concurrence à peine émergente pour préserver des positions – certes souvent acquises par le mérite, mais qui deviennent problématiques d’un point de vue concurrentiel. Ce faisant, ces concentrations mises en œuvre par ces acteurs dominants tuent la possibilité d’avoir possiblement des services et des produits plus attractifs pour le consommateur. Elles sont susceptibles surtout de tuer l’innovation en rachetant ces actifs-là. Et d’un point de vue du consommateur, c’est un choix possible qui disparaît du marché.  

Nous devons donc nous adapter aux évolutions des marchés, et se pose la question de nos systèmes fondés uniquement sur les chiffres d’affaires des entreprises depuis 2004. Le chiffre d’affaires est un critère objectif, qui assure la sécurité juridique des entreprises, moyennant quelques questions sur son calcul. Depuis l’instauration de ces seuils, la lisibilité et la prévisibilité du contrôle sont assez claires. La question qui se pose depuis plusieurs années, c’est que nous sommes de plus en plus sur des opérations qui concerneraient l’acquisition d’entreprises émergentes ne réalisant pas forcément un chiffre d’affaires.

Comment et sur quel critère pouvez-vous fonder un contrôle qui ne soit pas un critère avec une forte insécurité juridique des entreprises ?

Nous allons lancer une consultation publique sur un système de contrôle "sous les seuils". Pour information, un tel système dit de "call-in" existe dans dix États membres (dont l’Italie, l’Allemagne, la Norvège) et permet à ces autorités de concurrence, au-delà des seuils de chiffre d’affaires, de contrôler des opérations qui sont susceptibles de soulever des problèmes de concurrence. Nous allons nous adresser à l’ensemble des parties prenantes (entreprises, associations, avocats, économistes…) pour recueillir leur avis sur différentes options, étant entendu – là aussi, c’est une évolution assez récente – que l’Autorité est susceptible de considérer qu’une acquisition prédatrice relèverait du droit des pratiques anticoncurrentielles, ententes ou abus de position dominante. Nous avons notamment une affaire en cours sur le sujet : l’acquisition par une entreprise en position dominante d’un concurrent, susceptible de réduire la concurrence sur un marché et susceptible de relever des dispositions de l’article 420-2 du code de commerce et 102 du Traité.

“Ce qui n’empêche pas l’ADLC, au niveau de son droit national, de réfléchir d’ores et déjà à un système de call in”

Doit-on voir dans la décision de la CJUE un holà sur le contrôle des concentrations ?

Au contraire ! La CJUE invite les États membres à réfléchir à la modernisation de leur système de contrôle national et à recourir à l’article 22 dans un certain cadre : il faut que l’État membre soit compétent pour renvoyer ou se joindre à un renvoi sur la base de l’article 22. Nous avons aujourd’hui des opérations que nous ne pouvons pas, en dépit des seuils qui peuvent être réévalués, contrôler et qui sont problématiques sur le territoire français ou une partie de celui-ci. Cela concerne à la fois des phénomènes de concentration de dimension européenne – être compétent pour faire un renvoi article 22 conformément à la jurisprudence lllumina – et de dimension nationale ou locale. La décision ouvre donc la voie à un renforcement du contrôle des concentrations et à une réflexion pour le moderniser afin de s’adapter à l’économie de demain (intelligence artificielle, biotechnologies…).

C’est peut-être encore loin, mais une révision du règlement sur les concentrations est envisageable ?

La première question qui se pose si l’on parle d’une révision du règlement c’est une question d’horizon temporel. Cela va requérir du temps. Ce qui n’empêche pas l’ADLC, au niveau de son droit national, de réfléchir d’ores et déjà à un système de call in. Deuxièmement, une révision du règlement, pour pouvoir poursuivre cet objectif, doit être nécessairement ciblée. Il ne faut pas rouvrir une boîte de Pandore sur l’objectif du contrôle des concentrations tel qu’il est aujourd’hui. C’est un chantier qui doit recueillir l’unanimité des États membres, il lui faut pour aboutir un accord sur un certain nombre de dispositions. Plus vous ciblez la révision sur un critère, typiquement l’article 22, plus vous avez de chance d’obtenir une unanimité plutôt que de rouvrir entièrement le sujet du contrôle des concentrations au niveau européen.

Et permet d’éviter un embourbement des discussions ?

Oui, c’est typiquement le syndrome Siemens/Alstom [concentration décriée par le secteur et interdite par la Commission européenne en 2019, ndlr]. Nous avons eu déjà un certain nombre de réflexions qui ont été intégrées dans les lignes directrices révisées de la Commission européenne. L’architecture même du règlement a montré qu’il est adapté aujourd’hui sur le contrôle des concentrations. La priorité, ce sont les sujets de contrôle d’opérations dans les secteurs innovants qu’on ne peut pas aujourd’hui contrôler parce que le critère de chiffre d’affaires reste le plus pertinent dans l’économie au regard des autres secteurs. Il faut prendre en compte les spécificités de ces nouveaux marchés ou des marchés de demain pour lesquels le chiffre d’affaires n’est pas le critère le plus pertinent.

Des secteurs innovants comme l’intelligence artificielle (IA) où une entreprise établie se mettrait à racheter tous les concurrents naissants ?

Oui, exactement. Cela concerne tous les secteurs très innovants, dont l’IA. Si l’on s’aperçoit qu’un acteur important rachète successivement ses concurrents, la question se posera de la stratégie de l’entreprise à un moment donné. Soit cela relèverait du contrôle des concentrations adapté via un mécanisme de call in. Soit ce serait une pratique anticoncurrentielle. En termes de sécurité juridique, il vaut mieux avoir un contrôle des concentrations qui permet de dire à l’entreprise que sa concentration ne soulève pas de problèmes de concurrence, plutôt que l’incertitude pour l’entreprise de se dire que dans quelques mois son opération pourrait relever des pratiques anticoncurrentielles. Cela sera l’un des points de la consultation publique.

Il faut toutefois raison garder. Nous avons près de 300 opérations qui nous sont notifiées par an et nous considérons que si nous devons avoir un système de call in, cela ne va concerner que des cas très particuliers et limités en nombre. Dans la majorité des cas, les opérations continueront à être notifiées sans que rien ne change pour les entreprises. Il appartient aux autorités de concurrence d’être les gardiennes des conditions d’émergence d’une saine concurrence pour stimuler l’innovation, en particulier sur des marchés innovants en Europe. Notamment par rapport aux États-Unis et à l’Asie. De la préservation de cette innovation dépend la compétitivité européenne et française.

Propos recueillis par Chloé Lassel

 

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