L’année 2024 a vu les crises se succéder à une cadence effrénée et, disons-le, inquiétante. Au milieu de ce tumulte, et malgré les réticences de nombreux Parisiens (nous plaidons coupables), les Jeux olympiques et paralympiques ont constitué une pause, voire une bouffée d’air. Directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux, Thomas Jolly a mis en scène un monde uni, magnifiant l’inclusion et la diversité dans un spectacle historique auquel personne ne s’attendait. Portrait d’un artiste et d’un leader.
Thomas Jolly, personnalité de l’année 2024
Naissance d’un artiste
Thomas Jolly voit le jour le 1er février 1982 à Rouen. Il grandit dans le petit village de La Rue-Saint-Pierre avec sa sœur, son père imprimeur et sa mère infirmière. Sa famille, très aimante, constitue un socle précieux pour cet enfant qui, dès ses 6 ans, se démarque par une sensibilité hors du commun. C’est l’âge où, découvrant un documentaire sur le Palais Garnier, il ressent un attrait puissant pour l’univers du spectacle. Trois ans plus tard, il intègre une compagnie d’enfants et fait vivre sa passion.
Si l’école primaire se passe bien pour lui, le collège est une épreuve redoutable. Dans une interview accordée au Monde en 2022, il raconte le harcèlement homophobe qu’il subit en permanence : “L’établissement, la période… tout est atroce, sordide. [...] J’ai été harcelé, poussé dans les couloirs, enfermé dans les chiottes par les grands, désapé par ces types qui veulent savoir si je suis un garçon ou une fille. Je suis brutalisé mais cela ne fait que renforcer celui que j’ai envie d’être.”
D’une résilience exceptionnelle, il trouve dans le théâtre un refuge, “un espace de liberté et d’expression, mais aussi un exutoire”. Il concrétise cette passion en intégrant la classe Théâtre du lycée Jeanne-d’Arc de Rouen. Suit en 1999 une licence d’études théâtrales à Caen, où il monte une troupe universitaire.
De la Piccola Familia à Starmania : pouvoir inventer sa vie
En 2003, il entre à l’École nationale supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Bretagne et travaille sous la direction de grands noms : Jean-François Sivadier, Claude Régy, Bruno Meyssat, Marie Vayssière, Anton Kouznetsov…
Trois ans plus tard, déterminé à faire advenir sa vision du théâtre, Thomas Jolly fonde sa propre compagnie, la Piccola Familia, à l’origine de nombreux succès scéniques, notamment la trilogie Henry VI de Shakespeare – un spectacle de dix-huit heures qui le place en tête de liste de la nouvelle génération des metteurs en scène français. S’enchaînent d’autres œuvres ambitieuses, qui donnent à cet hypercréatif une visibilité à la hauteur de son talent et de son audace. Plus un Festival d’Avignon ne se déroule sans lui. L’Opéra Garnier et l’Opéra Comique font appel à son génie créatif.
Thomas Jolly prend la direction du centre dramatique national Le Quai d’Angers en 2020. Il aime mêler les cultures et créer des ponts entre l’art classique et l’art populaire. “Je me suis confronté à une réalité, qui est de penser qu’une culture est plus correcte qu’une autre. Je me suis toujours battu contre ça”, déclarait-il sur France Inter en octobre 2022, au sujet de sa prodigieuse version de Starmania, qui a déjà attiré plus d’un million de spectateurs.
Novembre 2022. Thierry Reboul et les membres du Comité international olympique choisissent Thomas Jolly à l’unanimité comme directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques et paralympiques d’été de Paris 2024. D’une humilité déconcertante, il raconte sa surprise sur le plateau de France Info en septembre 2024. “C’est un vertige, je ne l’ai pas vu venir. Je pensais faire partie d’un collectif d’artistes et être le référent théâtre. Je n’avais pas pris la mesure du poste qui allait m’incomber.” Une fois ses attributions clarifiées, pris entre le doute et l’émerveillement, il appelle sa mère : “Maman, je crois que j’ai fait une bêtise.”
Les JO : le monde à refaire
Une “bêtise” ? Dans le plus grand des secrets, il conçoit quatre spectacles avec des coauteurs et autrices d’exception : Patrick Boucheron, historien du Collège de France, Leïla Slimani, écrivaine et lauréate du Prix Goncourt 2016, la scénariste Fanny Herrero et l’écrivain et dramaturge Damien Gabriac. Les deux cérémonies d’ouverture, intitulées “La Seine olympique” et “Paradoxes”, sont, au-delà de l’exploit technique et artistique réalisé, des hommages à une société inclusive. Mêlant tous les arts et tous les genres, télescopant encore le populaire et le classique, elles clament l’unité d’un monde réuni pour ces Jeux et célèbrent les corps dans leur diversité.
Lors de l’audition menée par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, le 25 septembre 2024, Thomas Jolly retrace les réflexions qui ont conduit à ce résultat aussi sublime et osé que disruptif : “En embrassant la diversité, en la montrant, on accède à l’unité qui m’a rendu fier et heureux car un universalisme est possible dans le dialogue avec les singularités. On a été dans une volonté de considération, de reconnaissance et de représentation. Tout à coup ce mot d’unité se concrétise.” En résultent douze tableaux, étalés sur six kilomètres le long de la Seine (une idée de Thierry Reboul), mêlant l’histoire de France à la mythologie grecque. L’objectif : que “chacun et chacune puisse se sentir, à un moment donné dans la cérémonie, représenté”. Ce moment, auquel un milliard de personnes ont assisté en direct, a indéniablement remué les consciences, au point de susciter parfois des contresens majeurs. Voir une parodie de la Cène dans une bacchanale de dieux grecs – une représentation qui semble plutôt cohérente pour des Jeux olympiques –, voilà un signe de la polarisation inquiétante du monde où la haine de l’autre peut aisément se déchaîner.
Rendre visible
L’art a joué tout son rôle, celui de questionner, de montrer de nouvelles voies, de tendre vers un idéal, de parler au plus grand nombre. Et de “préférer l’accueil au rejet, la curiosité au jugement hâtif, la considération au mépris, la main tendue plutôt que le doigt qui pointe”. Face à l’Assemblée, Patrick Boucheron a, lui aussi, tenu à insister sur l’importance de la culture et du spectacle pour s’emparer des enjeux sociétaux : “Les images qui resteront de la cérémonie sont des points d’arrêts dans une tendance qui peut nous amener vers le pire, des points d’arrêt pour ne pas toujours aller vers la peur, des points d’arrêt dans une dynamique que l’on voudrait retenir.”
Les mots de Thomas Jolly et de Patrick Boucheron résonnent comme des inspirations pour le monde du travail, essentiel dans la lutte contre les discriminations et les inégalités. Un espace où les compétences devraient prévaloir sur les stéréotypes, quelle qu’en soit la nature – ce que défendent à l’unisson les directions Diversité, Équité et Inclusion des grands groupes français et de tant d’entreprises.
Quelques semaines après cette cérémonie historique, le monde assiste émerveillé à l’ouverture des Jeux paralympiques, dans une chorégraphie sublimant à nouveau la différence, l’union et la force d’un projet social inclusif. Les sportifs utilisent des béquilles comme rames sur la scène couverte d’eau, les corps montrent leurs capacités et leur puissance, personnes valides et porteuses de handicap s’unissent dans une mise en scène inoubliable, célébrant et abolissant dans un même mouvement des différences encore trop stigmatisées. Le geste artistique atteint là son apogée politique : “Quand on montre, quand on rend visible, quand on considère, quand on met une lumière, tout à coup cela permet que la pensée circule. Oui tous les corps sont beaux, montrons-les. À partir du moment où on se sent et on se voit représenté, alors on est mieux inclus”, défend Thomas Jolly en août, dans la matinale de France Inter. Il regrette néanmoins que les Jeux olympiques et paralympiques ne soient pas un seul et même événement : “Un jour peut-être, et c’est le sens de l’histoire, il y aura des Jeux complètement inclusifs.”
Cette cérémonie, que son concepteur aime surnommer “la petite sœur rebelle des Jeux olympiques”, met aussi en évidence le manque d’accessibilité des espaces publics, qui invisibilise les personnes en situation de handicap, souvent forcées de renoncer à leurs droits les plus fondamentaux : sortir, circuler, travailler, vivre comme tout le monde. Thomas Jolly nous le présente de la plus belle des manières, en donnant à voir un monde uni.
Un choix de société
Alors pourquoi la rédaction de Décideurs RH a-t-elle élu Thomas Jolly personnalité de l’année 2024 ? Parce qu’il a su fédérer et embarquer un collectif de scénaristes, musiciens, artistes et costumiers pour les mettre au service de l’émerveillement et créer un moment d’union mondiale. Parce qu’il nous rappelle que la représentation compte, et que l’inclusion fédère. À l’Assemblée nationale, Patrick Boucheron lançait un appel à l’optimisme : “La question est de savoir ce qu’on fait de ça maintenant. Quelles sont les leçons politiques que l’on peut en tirer ? […] Je voudrais dire un mot ici, pour le placer comme manifeste contre la peur : une joie, une joie toute politique.” On a beaucoup parlé des polémiques suscitées par les cérémonies, et très peu du fait que 85 % de la population française a jugé la cérémonie d’ouverture des JO “réussie” ou “très réussie”. Écoutons ceux qui se réjouissent. Écoutons ceux qui représentent l’immense majorité de l’opinion, plutôt que ceux qui parlent le plus fort. Ces Jeux olympiques et paralympiques semblent déjà loin. À nous de les garder en tête et d’y puiser une source d’inspiration. À nous de faire de l’entreprise le lieu où chacune et chacun peut apporter sa pierre à l’édifice, quelle que soit son identité et son histoire.
Quand sur France Inter, Léa Salamé lui demande : “Liberté, égalité, fraternité, vous choisissez quoi ?”, sa réponse fuse : “Solidarité.”
Caroline de Senneville et Judith Aquien