Déjà fortement impacté par la crise du Covid-19, le marché de l’immobilier tertiaire, et notamment du commerce, demeure affecté par l’inflation et la remontée des taux d’intérêts. Les propriétaires de locaux commerciaux et les preneurs sont ainsi contraints de s’adapter et de repenser leur stratégie pour limiter les coûts (diminution de la surface louée, implantation dans des villes où le loyer est moins onéreux, e-commerce, etc.). Le bailleur qui était en position de force l’est beaucoup moins depuis quelques années et ce rapport semble même s’inverser aux profits des preneurs.

C'est dans un contexte économique particulièrement difficile qu’intervient le décret tertiaire. Ce décret impose aux propriétaires comme aux preneurs à bail une réduction progressive de la consommation d’énergie dans les bâtiments à usage tertiaire afin de lutter contre le changement climatique. Pour ce faire, la mise en place d’actions est exigée (par exemple des travaux d’isolation, installation d’équipements performants, adaptation de l’éclairage au poste de travail etc.) en suivant un calendrier, lequel s’étend pour le moment jusqu’au 31 décembre 2051.

Cependant, le décret tertiaire ne prévoit aucune répartition précise des responsabilités, des coûts et des bénéfices entre le bailleur et le preneur et se limite à indiquer que ces derniers sont soumis aux obligations prévues « pour les actions qui relèvent de leurs responsabilités respectives en raison des dispositions contractuelles régissant leurs relations ». Cette absence de précision met à l’épreuve une relation bailleur/preneur déjà sous tension et complexifie davantage les négociations du bail entre le propriétaire qui est intéressé par la valorisation de son patrimoine et le locataire qui est soucieux de maîtriser ses charges. Dès lors, un bras de fer risque de s’engager entre propriétaire et locataire afin de déterminer qui doit supporter le coût des actions imposées par le décret tertiaire ; ces derniers ayant des intérêts antagonistes. Or, les grands perdants risquent d’être les preneurs à bail. Pourquoi ?

De prime abord, il serait possible de penser que les travaux de performance énergétique sont à la charge du propriétaire, en vertu de son obligation de délivrance consacrée à l’article 1719 du Code civil. Cette disposition n’est toutefois pas d’ordre public, de sorte qu’il est possible d’y déroger par une clause expresse à condition que celle-ci soit suffisamment claire et précise. Or, dans la pratique, nous constatons que de nombreux baux comprennent une clause qui met à la charge du preneur l’ensemble des travaux de mise aux normes. Dès lors, même si le contrat de bail ne comporte aucune stipulation particulière concernant le décret tertiaire, le locataire sera tenu d’entreprendre les travaux nécessaires afin d’atteindre les objectifs dudit décret et ce, en vertu de cette clause dérogatoire. Le bailleur dispose également d’un autre moyen pour faire supporter le coût du décret à son preneur : les charges locatives. En effet, le propriétaire peut décider d’entreprendre lui-même les travaux de mise en conformité et de refacturer au preneur sa quote-part de charges relatives auxdits travaux si une clause expresse du bail le prévoit, ce qui est presque toujours le cas. La seule limite, instituée par l’article R.145-35 du Code de commerce, est que ces travaux ne doivent pas relever des « grosses réparations » prévues à l’article 606 du Code civil. Néanmoins, le preneur à bail ne pourra presque jamais se prévaloir de cette limite.

"les preneurs négocient rarement les clauses liées au décret tertiaire"

Les grosses réparations visées par le Code civil sont celles qui concernent la structure de l’immeuble loué et sa solidité générale. Le terme « réparations » est par ailleurs particulièrement important. Or, dans le cadre du décret tertiaire, l’objectif n’est pas de réparer mais d’améliorer voire de remplacer. L’exception de l’article 606 du Code civil ne pourra donc pas recevoir application dans la grande majorité des cas. Enfin, les travaux de mise en conformité constituent à l’évidence une modification des « caractéristiques du local » au sens de l’article R.145-3 du Code de commerce, de sorte que le bailleur pourra déplafonner et augmenter le loyer lors du renouvellement (sauf clause contraire). En bref, cela risque de coûter très cher aux preneurs. Bien qu’il soit muet quant à la répartition précise des rôles, le décret tertiaire s’inscrit pourtant dans une logique de concertation intelligente entre bailleur et preneur afin de trouver, ensemble, la meilleure solution pour lutter contre le changement climatique. Alors, comment faire pour atteindre cet objectif et organiser contractuellement les actions à mener ? Dans la pratique, il s’avère que les preneurs négocient rarement les clauses liées au décret tertiaire. Or, que ce soit lors de l’entrée dans les lieux ou dans le cadre du renouvellement, les preneurs ont tout intérêt à négocier avec leurs bailleurs l’application du décret tertiaire afin que les travaux soient supportés par le bailleur. Cette prise en charge des travaux par le propriétaire peut parfaitement se justifier dans la mesure où de tels travaux valorisent nécessairement le bien de ce dernier et qu’une plus-value pourra être réalisée en cas de revente.

"il reste encore difficile à ce jour de négocier l’application du décret tertiaire"

Si la négociation d’une telle clause échoue, les preneurs doivent solliciter l’insertion aux termes du bail d’une « clause de rencontre ». Cette clause permet aux parties de se réunir et d’avoir une connaissance plus précise des travaux à mettre en oeuvre et de leurs coûts. Si le preneur n’obtient ni la prise en charge des travaux par le bailleur, ni la clause de rencontre, il est nécessaire de prévoir a minima une répartition équilibrée des rôles. Plusieurs étapes peuvent être réparties entre le propriétaire et le preneur ; certaines peuvent également être réalisées conjointement. La charte de principes communs, établie par des organisations professionnelles représentantes des propriétaires et exploitants de l’immobilier logistique en France, prévoit que le propriétaire pilote l’action et que le locataire reverse au propriétaire le montant équivalent à l’économie réalisée grâce aux travaux de rénovation. D’autres exemples de répartition sont proposés par la Foire aux questions (FAQ) de la plateforme Operat. En conclusion, il reste encore difficile à ce jour de négocier l’application du décret tertiaire car trop peu de preneurs s’en soucient, ce qui incite les bailleurs à faire supporter l’intégralité des coûts à la charge des preneurs. Mais l’union fait la force ; les preneurs doivent donc se mobiliser afin d’inverser définitivement le rapport de force à leurs profits.

Sur les auteurs
Maître Aurore Francelle est avocate au Barreau de Paris depuis 2009. Titulaire d’un DESS en contentieux interne et international et d’un DEA en droit des obligations civiles et commerciales, elle possède une solide formation. Me Francelle a exercé son activité pendant de nombreuses années au sein de différents cabinets d’avocats spécialisés en droit immobilier, reconnus pour leur excellence et leur expertise. En avril 2016, elle a cofondé le cabinet Adonis. Son dynamisme, sa combativité et son expertise, tant en conseil qu’en contentieux, sont reconnus et appréciés. Ses clients sont assurés de bénéficier d’un accompagnement juridique solide et efficace.

Maître Marion Valette est avocate au Barreau de Paris depuis 2020. Elle se distingue par l’excellence de son parcours académique avec l’obtention d’un Master 2 (Paris I). Me Valette intervient en droit de la copropriété et en droit des baux, tant en conseil qu’en contentieux. Grâce à ses compétences, elle apporte une précieuse expertise et des conseils éclairés aux institutionnels et particuliers qu’elle accompagne. Son intégration au sein du Cabinet Adonis constitue un atout incontestable.

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