Rencontre avec l’homme qui a fait sortir le recyclage de l’ombre tout en faisant bouger les lignes du patronat.
Dans les beaux quartiers de Paris, l’immeuble du groupe Paprec affiche la couleur. « Spirit of the future » peut-on lire gravé à l’entrée du bâtiment. Il en a certainement fallu de l’esprit à Jean-Luc Petithuguenin pour faire de l’ordure la base d’un nouveau business durable. Deux décennies plus tard, le pari est gagné. L’ascension de Paprec est fulgurante, sa croissance insolente. En vingt ans, le patron social a transformé la petite PME de La Courneuve en leader français du recyclage des déchets. Collaborateurs, banquiers, associés, famille, tous ont embarqué à bord de cette aventure au service de la planète. Aujourd’hui, le groupe s’est taillé une place au soleil. Et s’il figure parmi la petite centaine d’entreprises qui ont tiré la croissance de l’Hexagone en 2014, il est surtout devenu le porte-étendard de l’économie circulaire et de la diversité française. Rencontre avec l’homme qui fait sortir le recyclage de l’ombre tout en faisant bouger les lignes du patronat.

Décideurs. Il y a vingt ans, vous deveniez le P-DG de Paprec alors filiale du groupe Générale des eaux. Un an plus tard, vous rachetiez 50 % de la PME. La plupart de vos amis étaient d’ailleurs perplexes lorsque vous avez fait sécession pour transformer cette petite unité de recyclage en entreprise indépendante. Que leur dites-vous aujourd’hui ?
Jean-Luc Petithuguenin. Je constate surtout le vrai changement dans les mentalités. La prise de conscience s’est généralisée. De nombreux progrès ont été faits pour arrêter de polluer la planète et diminuer notamment le risque climatique. Transformer les déchets en ressources - en matières premières, en compost ou en énergie - devient une évidence pour tous. Les gens se mobilisent de plus en plus pour ne pas laisser une planète sale à leurs enfants. C’est formidable. Aujourd’hui, on jette dans trois poubelles différentes. Trois individus sur quatre trient leurs déchets au bureau comme à la maison. C’est une vraie révolution du mode de traitement des déchets, si bien que ce secteur connaît depuis une décennie une régression en volume. Pour vous donner un exemple, dans les années 1990, aucune entreprise située à La Défense ne traitait ses déchets. Aujourd’hui, 100 % des tours ont adhéré à un programme d’incinération et près des trois quarts sont inscrites dans une démarche de recyclage.

Décideurs. Avez-vous entendu parler de l’île Thilafushi aux Maldives qui accumule plus de 300 tonnes de déchets par jour depuis 1992 ?
J. -L. P. Absolument pas. Mais si le gouvernement nous appelle, nous pourrons sûrement faire quelque chose !

Décideurs. Transformer les déchets en ressources à l’échelle de la France, c’est presque une révolution industrielle…
J. -L. P. Vous savez, au XXIe siècle, la plupart des matières premières utilisées par l’industrie seront issues du recyclage. L’avenir de notre métier se dessine au travers de la recherche qui permet de révolutionner le mode de traitement des déchets. Chaque jour, nous apprenons à traiter de nouveaux matériaux comme la fibre carbone et les DEEE [déchets d’équipements électriques et électroniques].

Décideurs. Votre palmarès est impressionnant. Numéro un du recyclage papier, plastique, piles. Numéro deux du recyclage déchets chantiers, déchets industriels banals (DIB), bois. Numéro neuf du recyclage fer et métaux. Comment devient-on un champion du recyclage ?
J. -L. P. Paprec, c’est avant tout une aventure humaine qui repose sur un management humaniste mais aussi sur la diversité. Au départ, nous avions une vingtaine de clients. Aujourd’hui, nous en avons 20 000. Notre croissance est principalement organique même si ces dernières années nous avons multiplié les acquisitions afin de renforcer nos positions sur les différents marchés. Le groupe s’est diversifié sur les déchets industriels dès 1999, puis sur les déchets de chantier en 2000, le plastique en 2001 et ensuite le bois et la ferraille. En 2010, le rachat de NCI nous a permis d’élargir nos activités à la collecte d’ordures ménagères et aux services de nettoiement et de propreté urbaine. En 2011, l’acquisition d’AES a étendu notre savoir-faire au recyclage des déchets verts. Le rachat en mars de l’entreprise Desplat puis en avril de la société Atlantic Métal marquent notre volonté de progresser sur le marché du recyclage de la ferraille et des métaux. Aujourd’hui, nous recyclons 500 000 tonnes de ferraille en France. Nous sommes numéro quatre sur le marché national. En 2014, nous avons recruté près de 500 personnes, ouvert une huitième usine de recyclage plastique et réalisé deux acquisitions.

Décideurs. À l’horizon 2015, vous devriez atteindre le milliard d’euros de chiffre d’affaires. De quoi prendre un aller simple pour conquérir des marchés internationaux ?
J. -L. P. Si notre présence s’est étendue avec le rachat du groupe Lottner, numéro 2 du recyclage des papiers et cartons en Suisse, notre entreprise reste localisée en France. Nous exportons principalement. Les deux tiers de notre chiffre d’affaires, environ 550 millions d’euros, proviennent de la vente des matières premières, le reste étant le fruit des prestations de service de gestion des déchets aux entreprises et collectivités qui totalisent 250 millions d’euros.

Décideurs. Comment avez-vous été accueilli par les acteurs historiques auprès des collectivités territoriales ?
J. -L. P. Les collectivités faisaient surtout confiance à Veolia et à Sita. Petit à petit, nous gagnons du terrain, même si ces dernières ne pèsent pour nous que 15 % contre 85 % pour les entreprises.

Décideurs. La crise de 2008 ne semble pas vous avoir particulièrement impacté…
J. -L. P. Détrompez-vous. Au plus fort de la crise, nous avons perdu 60 % du chiffre d’affaires, sur le dernier trimestre 2009. Les cours des matières premières étaient au plus bas. J’ai alors pris la décision de m’adresser aux salariés pour leur expliquer que nous prendrions toutes les mesures nécessaires. J’ai précisé que le licenciement serait la dernière option. Pour limiter les pertes, nous avons patiemment attendu avant de revendre nos matières premières. Au final, nous n’avons licencié personne.

Décideurs. Pas un seul de vos salariés n’est en dessous du « Smic + 150 euros ». Tous bénéficient d’un treizième mois. Pas étonnant que l’on vous ait collé l’étiquette de patron social. Est-ce que cela vous convient ?
J. -L. P. Tout à fait ! Un patron social est attaché à ses salariés. Il fait attention à leur bien-être. Il construit un modèle entrepreneurial au sein duquel les collaborateurs savent rester humains. Attention, ce n’est pas La Petite Maison dans la prairie ni le Club Med. Le message envoyé à nos équipes est : « Soyez performants, faites preuve d’ingéniosité et je vous paye correctement. »

Décideurs. Vous possédez 65 % de l’entreprise. Vos trois fils travaillent avec vous par choix. Votre petit dernier vous a d’ailleurs rejoint il y a cinq mois. Vous êtes un peu le porte-étendard du modèle de réussite de l’entreprise familiale…
J. -L. P. En général, les ETI familiales ont un climat social extrêmement remarquable. Mais il y a de la place pour tout le monde, y compris les très grandes entreprises. Il faut de tout pour faire vivre un écosystème. Et ce ne sont pas les ETI qui vont construire des Airbus !
Quant à mes fils, c’est par hasard que Sébastien, mon aîné, a intégré l’entreprise il y a une dizaine d’années. Il est aujourd’hui directeur général adjoint. Mon cadet est journaliste. Il a notamment présenté le 20 heures sur TVFIL78, la télévision locale de Saint-Quentin-en-Yvelines. En 2011, il est devenu rédacteur en chef de nos journaux internes et externes. Je tenais à ce que mes enfants possèdent une expérience professionnelle avant de rejoindre Paprec. Mathieu, mon dernier fils, a travaillé pendant trois ans pour le groupe Qatar Sports Investments avant d’être nommé, il y a cinq mois, au poste d’adjoint au directeur délégué commercial France chez Paprec. J’en suis très heureux car c’est une belle aventure.

Décideurs. Vous demandez à vos salariés d’être gentils. C’est étonnant dans un monde de l’entreprise où la performance est d’ordinaire préférée au bien vivre ensemble. La croissance passerait donc par la défense de certaines valeurs ?
J. -L. P. Il n’y a pas de lien de cause à effet. Je pourrais vous citer des entreprises amorales qui sont très performantes et vice versa. Néanmoins, n’attribuer le succès de Paprec qu’à la diversité, c’est complètement bidon. Le recyclage est un excellent business. Et nous sommes de bons professionnels. Chez nous, les valeurs servent davantage à ancrer durablement notre croissance en évitant notamment la fuite des talents. C’est d’ailleurs pour cela que notre turn-over est très faible.
J’ajoute qu’il faut faire extrêmement attention à ne pas perdre son âme dans la croissance. C’était le titre du séminaire que j’ai tenu en 2010 auprès de mes collaborateurs. Je combats fermement l’idée qu’en grossissant, l’entreprise devient inhumaine. Le respect est une notion très importante, tout comme le dialogue est un des garants de la paix sociale. Je m’adresse régulièrement à mes salariés. Et une fois par an, j’écris un courrier personnalisé à chacun de nos mille cadres et agents de maîtrise.

Décideurs. Mais, par exemple, la promotion de la laïcité est un combat qui vous tient à cœur.
J. -L. P. Effectivement. Et quand je regarde l’actualité, je me dis que nous avons raison d’attacher une importance toute particulière à ces sujets. À force de ne pas dire les choses clairement, la France fait le lit des intégristes. Nos hommes politiques devraient avoir le courage de dire que la laïcité est une valeur qui doit être réaffirmée. J’ai d’ailleurs été très déçu par le jugement rendu lors de l’affaire Baby Loup. Il s’est révélé restrictif et défavorable au principe de laïcité. Aujourd’hui, c’est Marine Le Pen qui défend la laïcité.

Décideurs. Comment êtes-vous accueilli au sein du patronat français quand vous présentez vos initiatives sur la diversité ? Au Medef par exemple ?
J. -L. P. Sur la laïcité, il y a une certaine frilosité qui tient à la peur des dirigeants de se mettre aux frontières de la légalité en ouvrant ce débat dans l’entreprise. Si on the record, les grands patrons ne sont pas prêts à sauter le pas, en off, le taux d’adhésion du haut patronat français est pourtant très fort.

Décideurs. Pourquoi le monde de l’entreprise est-il si frileux quand il s’agit de laïcité ?
J. -L. P. La laïcité est réservée à l’État et s’applique dans la sphère publique. Mais qu’en est-il de l’entreprise ? Elle se retrouve au milieu. C’est ce que j’appelle une zone grise. La Cour européenne des droits de l’homme considère que l’entreprise relève du privé et que par conséquent c’est une liberté absolument fondamentale de pouvoir pratiquer sa religion en entreprise. Pour ma part, je considère que la religion doit se pratiquer chez soi. C’est la raison pour laquelle nous avons consulté nos 4 000 collaborateurs issus de cinquante-six nationalités différentes sur l’application d’une charte de la laïcité et de la diversité qui est entrée en vigueur en février dernier.

Décideurs. C’est un acte militant…
J. -L. P. Tout à fait ! Mais c’est un acte militant approuvé par plus de 80 % des Français qui ont soutenu l’initiative prise par notre entreprise dans un sondage. Vous savez, la laïcité protège les croyants modérés. Et en France, il y a aujourd’hui une vraie unanimité autour du principe de laïcité.

Décideurs. La promotion de l’égalité des chances, c’est ce qui manque en France ?
J. -L. P. Alors que la plupart des Français sont favorables à une réforme en profondeur, je constate une résistance considérable chez les privilégiés qui n’ont de cesse depuis quelques mois de descendre dans la rue pour protéger leurs acquis. Si l’on ne réforme pas notre pays, nous allons assister à la croissance du niveau de désespérance.

Décideurs. C’est ce qui vous interpelle aujourd’hui ?
J. -L. P. Surtout, la société française mène la vie dure aux jeunes. La nouvelle génération a un mal de chien à trouver un boulot. Même lorsque les jeunes sont surdiplômés, ils sont bien souvent sous-payés et cumulent des années de galère entre stages et CDD précaires. Si vous ajoutez à cela, le sida et la dégradation de l’environnement global, le désenchantement me semble inéluctable. Cela m’interpelle évidemment. Comment arriver à ce que les choses changent ? Je n’ai malheureusement pas la réponse…

Propos recueillis par Émilie Vidaud




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