Dans En finir avec la productivité (Payot, 2022), la prospectiviste Laetitia Vitaud met en évidence le fait que la subdivision des tâches crée la spécialisation, porte atteinte au savoir-faire global et accroît la productivité. Tout en rendant le travail ennuyeux et répétitif, voire dommageable à ceux qui l’exécutent. L’IA présente-t-elle un danger analogue ? Éclairages avec cette analyste attentive de la révolution digitale.

 

Décideurs RH. L’IA suscite de nombreuses craintes et stimule les imaginaires – un bouleversement que vous explorez largement dans votre travail de prospectiviste. En matière d’IA au travail, quels sont les enjeux centraux qu’il vous semble nécessaire de prendre en compte aujourd’hui ?

Laetitia Vitaud. Cela fait en réalité un moment que l’IA est arrivée dans le monde professionnel. Dans le cadre de la gestion RH, l’IA rappelle que chaque poste est une collection de tâches, définies et valorisées de manière plus ou moins arbitraire. Le fait d’appauvrir ces tâches et de les rendre répétitives a toujours permis de les déléguer à des gens de moins en moins qualifiés et, par conséquent, de réduire le coût du travail.  

L’IA secoue cet ensemble de tâches en remettant en question les attributions de chaque poste, et engendre à cet égard des problématiques intéressantes. La question “Est-ce que l’IA remplace des emplois ?” est trop réductrice, car elle empêche d’observer la façon dont chaque collection de tâches se réorganise au contact de l’IA. Or ce que change l’IA au premier chef, ce sont les tâches elles-mêmes. Elle peut servir à automatiser des missions bien valorisées, ce qui aboutit à leur dévalorisation. Un comptable diplômé et payé 80 000 euros pour son expertise peut alors être remplacé par une personne ayant un Bac+2, et payée 30 000 euros, qui accomplira la même mission. C’est là la crainte principale : une perte de la valeur des tâches, et donc une baisse de la rémunération.

Pour savoir si l’IA, en faisant le travail de l’humain, le remplace ou le complète, une autre question s’impose : est-ce que les tâches qui sont automatisées sont les plus valorisées économiquement ?”

Justement, cette perte de valorisation est souvent balayée, au prétexte que les tâches portées par les humains demanderont toujours plus de qualifications…

Aujourd’hui, la question de la dévalorisation des missions est occultée : nombre d’économistes défendent que, depuis toujours, les avancées technologiques sont venues compléter les capacités humaines plutôt qu’elles ne s’y sont substituées. Mais ce n’est pas tout à fait juste, et cela revient à ne pas définir clairement ni cette complémentarité entre humain et technologie, ni les conséquences de celle-ci sur la valorisation du travail et sur son éventuelle pénibilité. Pour savoir si l’IA, en faisant le travail de l’humain, le remplace ou le complète, une autre question s’impose : est-ce que les tâches qui sont automatisées sont les plus valorisées économiquement ? C’est un problème qui existe depuis longtemps, notamment depuis l’apparition de plateformes comme Uber.

Pouvez-vous citer des exemples ?

L’ubérisation a notamment eu de fortes conséquences sur les Black Cabs londoniens, lesquels devaient jadis passer un examen extrêmement difficile, “The Knowledge of London”, exigeant de connaître toutes les rues de Londres et de se passer de GPS en toutes circonstances. Des études ont même été menées sur le cerveau des lauréats de l’examen, qui ont constaté des hypertrophies sur les zones régissant la mémoire ! Avec Uber, l’offre de taxis a radicalement changé, facilitant l’accès à ce métier pour toute personne titulaire du permis de conduire. Ce faisant, la valeur des Black Cabs, liée aux compétences cérébrales, a drastiquement baissé.

Dans le domaine médical, certaines tâches très réglementées, qui ne pouvaient être accomplies que par des médecins, sont aujourd’hui déléguées, grâce aux IA, à des personnes moins qualifiées.

Tout cela bat en brèche l’idée, née entre les débuts d’Internet et la fin des années 2000, qu’il fallait absolument former les gens au numérique et avoir toujours plus d’ingénieurs et de Bac+5. L’idée était que les emplois deviendraient de plus en plus qualifiés, mais c’est finalement l’inverse qui s’est produit : des millions d’emplois très peu valorisés ont été créés. In fine, on a assisté à une substitution des “good jobs”, à forte valeur ajoutée, par des “bad jobs”, plus précaires et moins rémunérés. La technologie conduit donc l’humain qualifié à être supplanté par l’humain moins qualifié plutôt que par la machine.

Pour autant, la frange très qualifiée de la population trouvera toujours sa place, notamment dans l’industrie numérique, où il y a beaucoup d’ingénieurs et de cadres.

Pour mettre en perspective ces inquiétudes relatives à la baisse de valeur du savoir-faire, vous convoquez régulièrement dans vos publications l’exemple du luddisme. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le luddisme est un mouvement social apparu en Grande-Bretagne au début du XIXe siècle, au moment de la révolution du textile. À cette période, les ouvriers et ouvrières se sont mis à casser les métiers à tisser qui les privaient de leur travail. Pendant plus d’un siècle, en Angleterre et aux États-Unis, le terme de luddisme”  – du nom de Ned Ludd, symbole du mouvement et dont personne ne sait s’il a vraiment existé – a été utilisé pour désigner les personnes s’érigeant contre la technologie et le progrès technique.

Dans les années d’après-guerre, avec l’émergence d’usines de plus en plus automatisées, puis avec l’arrivée d’Internet, la perception du luddisme s’est confondue avec celle du mode de vie des Amish, réfractaires au progrès technologique. Emmanuel Macron les avait ainsi convoqués pendant la controverse sur la 5G, en opposant de manière assez binaire les progressistes technophiles et les conservateurs technophobes.

Or, le luddisme est surtout un refus des conséquences de la technologie sur l’économie individuelle et le bien-être des individus. Les protestations des luddistes étaient dirigées contre les réductions drastiques de salaire ou les licenciements, plutôt que contre la délégation d’une partie de leurs tâches aux machines. En somme, les luddistes étaient contre l’appauvrissement de l’humain par la machine, pas contre la machine elle-même. Il est intéressant aujourd’hui de relire ce phénomène du luddisme et de le réhabiliter pour en tirer les enseignements nécessaires.

Le savoir-faire s’acquiert avec l’apprentissage. Si les tâches complexes sont déléguées à l’IA, comment monter en compétence ?

Dans les professions du droit ou de la comptabilité par exemple, le recrutement d’assistantes et assistants, assez qualifiés mais pas assez pour devenir partners, est en baisse. En cause : des bases de données, des moteurs de recherche servent à accomplir la plupart des tâches, pourtant très formatrices, qui pourraient leur être confiées. Cela questionne les possibilités de progression des carrières, parce que les tâches attribuées auparavant aux débutants ou stagiaires sont désormais prises en charge par l’outil. Le même phénomène s’observe chez les jeunes cadres : présentations, comptes rendus, synthèses sont autant de missions qui s’automatisent facilement mais sur lesquelles se fonde la science d’un métier.

Cela modifie aussi le modèle des entreprises, autrefois très pyramidal et fondé sur la présence, au bas de l’échelle, de juniors qui accomplissaient les tâches ingrates dans l’espoir de passer au niveau supérieur. Ce modèle est déjà en crise : les jeunes veulent moins s’y soumettre et sont en outre, d’un simple point de vue démographique, moins nombreux. L’IA accompagne la fin de ce modèle pyramidal : jusqu’ici, les employeurs espéraient recruter des jeunes et les faire travailler comme des fous pour les faire monter en compétence puis dans la hiérarchie de l’entreprise. Or, aujourd’hui, la démographie mais aussi le rapport au travail ont radicalement changé cette donne. Sur ce point, l’utilisation de l’IA est pertinente puisque les jeunes ne veulent plus être corvéables à merci. Mais c’est à double tranchant : avec l’automatisation des tâches “d’apprentissage”, les parcours ascendants risquent d’être compromis.

Les tâches doivent être complémentaires pour que le travail soit supportable tout au long de la semaine, avec une variété propre à renouveler nos capacités cognitives et de concentration”

Comment éviter, en tant qu’entreprise, de tomber dans les divers pièges que tend l’IA ?

En ayant conscience que les tâches afférentes aux différents postes sont attribuées plus ou moins arbitrairement et qu’elles sont évolutives. Il faut repenser les emplois en mettant les outils au service des individus, et non l’inverse.

Certaines missions, telles que la traduction, demandent beaucoup de créativité. Mais ce genre de tâche a tendance à être automatisé. Certes, les IA qui s’en occupent fournissent des résultats très satisfaisants à ce stade, mais elles privent dès lors les humains d’une mission stimulante et valorisante. Seule la mise en page du document traduit, bien moins intéressante, reste alors à la charge des traducteurs.

Il faut aussi garder en tête qu’il y a, parmi la diversité de tâches qui composent un poste, des missions reposantes et agréables. Lorsqu’elles disparaissent, cela change profondément la nature du travail dans son ensemble. Les supprimer fait courir le risque de ne laisser aux équipes que les tâches les plus dures. Il y a aussi un danger à automatiser certaines missions faciles, essentielles pour passer d’un point à un autre de son cerveau et pouvoir accomplir un travail dans la durée.

Je prends souvent l’exemple du service client : si les questions de clients auxquelles il est facile de répondre disparaissaient, il ne resterait que celles requérant le plus d’effort, face aux clients les plus virulents, et le travail deviendrait éreintant. Les tâches doivent être complémentaires pour que le travail soit supportable tout au long de la semaine, avec une variété propre à renouveler nos capacités cognitives et de concentration.

Nous ne sommes pas des machines : certaines tâches servent uniquement à créer du lien et à respirer, et doivent subsister pour garantir la soutenabilité du travail

Après le Covid, il a été énormément question de sens au travail. Supprimer les missions qui en ont moins revient-il pour autant à donner du sens aux postes ?

Il s’agit de trouver l’équilibre adéquat dans cette collection de tâches. Équilibre économique d’abord, aussi bien pour les employés, car les missions doivent être valorisées sur le plan salarial, que pour les entreprises, avec des fonctions permettant à la fois une productivité suffisante et la transmission de savoirs pour former les générations suivantes. La proportion des missions déléguées à l’IA et celles, soutenables et non usantes, qui sont dévolues aux humains, doit aussi être équilibrée. Nous ne sommes pas des machines : certaines tâches servent uniquement à créer du lien et à respirer, et doivent subsister pour garantir la soutenabilité du travail.

L’IA n’a rien d’inéluctable, et il faut réfléchir au sens que nous voulons placer dans ces outils. Envisager la question en se concentrant uniquement sur l’enjeu de la réduction des coûts, c’est courir le risque de passer à côté du sens au travail. Celui-ci réside dans la transmission, dans l’équilibre, la prise en compte du fait que nous ne sommes pas des robots, mais aussi dans la finalité de la mission accomplie, ses effets sur la société, la planète et les corps.

Concrètement, en ne présentant ces outils IA que sous l’angle de la fatalité, le danger est de devenir nous-mêmes de simples outils.

La surveillance exacerbée par l’IA est en elle-même porteuse de RPS”

Aujourd’hui, la prévention des risques psychosociaux est au cœur des préoccupations RH. Sur ce plan, l’IA représente-t-elle une perspective de développement ou un risque ?  

Beaucoup de départements RH imaginent que les outils d’IA sont aptes à détecter les signaux de risques psychosociaux. Mais cela nécessite une collecte de données massive, ce qui soulève des questions quant aux modalités choisies et interroge sur le consentement des individus concernés par ce recueil d’informations et cette forme de surveillance.

La surveillance exacerbée par l’IA est en elle-même porteuse de RPS, en ce qu’elle provoque un sentiment d’isolement et aggrave ainsi des problèmes de santé mentale. Parce qu’en étant surveillé, même “pour son bien”, l’effet panoptique altère le sentiment d’autonomie et augmente la paranoïa et la fatigue émotionnelle.

À lire : Télétravail : les salariés sous surveillance ?

A contrario, quelle utilisation des IA recommanderiez-vous, à ce jour, dans le cadre du travail ?

Automatiser des activités pénibles est une bonne chose, du moment que ce qui est automatisé est clairement identifié, de même que le comment et le pourquoi. À titre personnel, j’utilise des IA pour faire des relectures, des synthèses, gagner du temps sur des tâches administratives qui m’aident à rendre mon travail plus profond. En vérité, tout réside dans le préalable à l’utilisation des IA : à condition de disposer de jeux de données représentatifs, de réfléchir intelligemment à la manière dont sont faits les algorithmes et à quoi ils sont destinés, il est possible de mettre ces outils au service de nobles causes.

Propos recueillis par Judith Aquien

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