En matière prud’homale, la preuve est libre… ou presque. Le respect du droit à la vie privée et l’exigence de loyauté dans la collecte des preuves font traditionnellement obstacle à certaines dérives. Les juridictions s’en encombrent toutefois de moins en moins lorsqu’il s’agit d’établir l’existence de faits de discrimination ou de harcèlement, au nom du droit à la preuve.

La Chambre sociale de la Cour de cassation convoque de plus en plus souvent le principe fondamental du droit à la preuve1 pour favoriser la mise au jour de faits de discrimination ou de harcèlement.

Salarié, employeur : quel accès aux preuves ?

En matière d’accès aux preuves, employeur et salarié ne sont pas logés à la même enseigne. Certes, pour l’un comme pour l’autre, la preuve ne sera recevable que si sa production s’avère nécessaire au succès des prétentions de celui qui la brandit et ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée2. Toutefois, si l’employeur l’invoque, la preuve devra satisfaire une condition de plus : avoir été obtenue de façon loyale, non par stratagème3.

Par ailleurs, l’employeur comme le salarié seront confrontés à leur lot de difficultés. Difficulté, pour le salarié, d’accéder aux preuves des faits de discrimination qu’il subit, consistant bien souvent en des documents détenus par son employeur, voire par d’autres salariés et comportant des données personnelles. Difficulté, pour l’employeur, d’établir le harcèlement auquel peuvent se livrer certains de ses collaborateurs.

Le droit à la preuve et le salarié victime de discrimination

Le salarié s’estimant victime de discrimination peut agir, aux prud’hommes, contre son employeur. Il devra alors rapporter la preuve de ses allégations. Deux mécanismes l’aideront dans sa démarche :

- l’aménagement de la charge de la preuve : s’il lui appartient de présenter les éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination, l’employeur devra prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs4 ; et

- la possibilité de solliciter du juge, avant tout procès au fond et sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (CPP), la communication par des tiers – en ce compris par l’employeur – de documents susceptibles d’établir les faits dénoncés.

La jurisprudence semble de plus en plus favorable à ce type d’action. En effet, par un premier arrêt du 16 décembre 20205, la Chambre sociale de la Cour de cassation a cassé un arrêt d’appel ayant débouté des salariés de leur demande de production de pièces permettant de comparer leur situation à celle de leurs collègues, au motif que leur requête s’apparentait à une mesure d’investigation générale portant sur des milliers de documents. La Cour d’appel aurait, selon la Haute Cour, dû vérifier si ces mesures n’étaient pas indispensables à la protection du droit à la preuve des demandeurs et proportionnées au but poursuivi, tout en cantonnant, le cas échéant, le périmètre de la production des pièces requises.

Par un second arrêt du 16 mars 20216, la même chambre a cassé l’arrêt d’appel ayant jugé qu’un employeur s’était à bon droit opposé à l’injonction lui ayant été faite de communiquer à une salariée se disant victime de discrimination des documents non anonymisés relatifs à dix salariés de sexe masculin et contenant des informations telles que leur date d’embauche et leur salaire originel, leur position, leur coefficient et leur salaire actuels ce, au nom du droit au respect de leur vie privée et de la confidentialité de leurs données personnelles.

Selon la Cour de cassation, c’est à tort que la Cour d’appel a admis que l’employeur pouvait conditionner la communication de ces éléments à l’obtention préalable de l’accord des salariés concernés. Pour la Haute juridiction, la Cour d’appel aurait dû rechercher "si la communication des informations non anonymisées n’était pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi".

Dans ces circonstances et alors qu’il est confronté au risque de voir sa responsabilité recherchée par les salariés concernés, l’employeur a tout intérêt à se prévaloir d’une atteinte disproportionnée au droit au respect de leur vie privée afin que le juge se prononce expressément sur ce point, tout en sollicitant à titre subsidiaire la limitation du nombre de pièces à communiquer.

"Le droit à la preuve est-il en passe de devenir absolu en matière de discrimination et de harcèlement ?"

Le droit à la preuve et l’employeur confronté au harcèlement

L’employeur peut, pour sa part, éprouver des difficultés à établir les faits de harcèlement commis au sein de son entreprise. Tenu à une obligation de loyauté dans la collecte des preuves, il ne bénéficie par ailleurs pas de l’aménagement de la charge de la preuve prévu, au bénéfice du seul salarié victime, par l’article L.1154-1 du Code du travail : il ne peut se prévaloir d’une simple présomption de harcèlement.

La question du recours à une enquête interne – menée sous l’égide de la direction des ressources humaines avec, ou non, l’aide de conseils extérieurs – ou externe – menée par des avocats et/ou un cabinet spécialisé en risques psychosociaux – se pose alors.

Jusqu’à présent, la Cour de cassation considérait qu’une enquête était un dispositif de contrôle au sens de l’article L.1222-4 du Code du travail. Si elle n’exigeait pas que le salarié en ait connaissance, lorsqu’elle était purement interne car relevant des prérogatives de contrôle classiques de l’employeur, elle requérait qu’il en soit informé ou y soit associé lorsqu’elle était externe7.

Par un arrêt du 17 mars 20218, la Haute Cour semble être revenue sur sa position, estimant qu’une enquête externe ciblant des faits de harcèlement ne ressortit pas à un dispositif de contrôle, en sorte que le rapport correspondant "ne constitue pas une preuve déloyale comme issue d’un procédé clandestin de surveillance de l’activité du salarié". La Cour d’appel, qui avait écarté le compte-rendu d’une enquête confiée, avec l’accord des délégués du personnel, à un organisme externe s’agissant d’une salariée suspectée d’avoir proféré des insultes à caractère racial et discriminatoire à l’encontre de plusieurs collaborateurs, voit ainsi sa décision cassée. Le fait qu’il se soit agi, en l’occurrence, de vérifier la matérialité de faits de harcèlement commis au préjudice de salariés, l’employeur ayant l’obligation légale de prévenir la survenance de ce type d’agissements et de les faire cesser, peut expliquer le sens de cette décision.

1 Cass. soc., 25 novembre 2020, n° 17-19.523.

2 Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, Petit Bateau.

3 Cass. soc., 18 mars 2008, n°06-45.093 ; Cass. soc., 16 mars 2011, n° 09-43.204.

4 Article L.1134-1 du Code du travail.

5 Cass. soc., 16 décembre 2020, n° 19-17.637.

6 Cass. soc., 16 mars 2021, n°19-21.063

7 Cass. soc., 16 mars 2021, n° 19-21.63 ; Cass. soc., 28 février 2018, n° 16-19.934.

8 Cass. soc., 17 mars 2021, n° 18-25.597.

Par Kiril Bougartchev, Emmanuel Moyne, associés, et Lisa Janaszewicz, collaboratrice, Bougartchev Moyne Associés

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