Signe des temps, Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence, vient tout juste de rappeler que parmi les "fondamentaux" de son action figurent, en particulier, la détection et la sanction des "interdictions de vente en ligne". Et pour cause : plusieurs marques incontournables ont, sur la période récente, été condamnées à de lourdes amendes : Rolex (91 millions d’euros), Mariage Frères (4 millions d’euros) et De Neuville (4 millions d’euros). Cette sévérité manifeste impose de rappeler les (strictes) conditions dans lesquelles un fournisseur peut encadrer les modalités de revente en ligne de ses produits.

L’encadrement de la revente en ligne constitue, plus que jamais, un sujet de prédilection pour les autorités de concurrence. Cela s’explique, principalement, par (i) l’explosion, sur la période récente, du commerce électronique et (ii) la mise en place, par les fabricants, de diverses stratégies d’optimisation de la distribution de leurs produits. Cela s’explique également, et peut-être surtout, par le test jurisprudentiel actuellement retenu en la matière qui consiste, pour les autorités de concurrence, à considérer que toute entrave manifeste à la liberté du revendeur à vendre en ligne constitue, nécessairement, une restriction de concurrence par objet.

C’est donc dans ce contexte bien spécifique que le Règlement d’exemption par catégorie des accords verticaux (VBER) du 10 mai 2022 et les lignes directrices associées ont permis d’apporter, à la suite de l’arrêt préjudiciel Coty Germany, certains éclaircissements utiles concernant, en particulier, les conditions restrictives dans lesquelles a la possibilité, pour un fournisseur, d’encadrer les modalités de revente de ses produits sur Internet.

Le principe : l’interdiction d’empêcher, directement ou de facto, le recours au canal online à un revendeur

L’article 4, point e), du VBER rappelle que constitue une restriction caractérisée la clause qui a pour objet "d’empêcher l’utilisation effective de l’internet par l’acheteur ou ses clients pour vendre les biens ou services contractuels, étant donné que cela restreint le territoire sur lequel, ou la clientèle à laquelle, les biens ou services contractuels peuvent être vendus".

Par principe, il est donc, directement ou indirectement, "interdit d’interdire"

Par principe, il est donc, directement ou indirectement, "interdit d’interdire". Cela implique qu’entrent dans le champ de cette interdiction, outre évidemment les interdictions directes, les restrictions indirectes imposées par un fournisseur qui empêcheraient de facto à ses revendeurs, ou certains d’entre eux, de recourir au canal online, comme exiger que l’acheteur (i) vende les biens ou services contractuels uniquement en la présence physique d’un personnel spécialisé, (ii) mette fin aux transactions en ligne des consommateurs lorsque les données de leur carte de crédit indiquent une adresse qui n’est pas sur le territoire géographique de l’acheteur, ou encore (iii) renonce totalement à faire de la publicité en ligne, par exemple via des moteurs de recherche ou des services de comparaison de prix.

Rappelons qu’en cas de manquement détecté, le fournisseur s’expose à une amende administrative pouvant atteindre jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires mondial consolidé. L’entreprise en cause s’expose également à un risque réputationnel significatif, puisque la décision de sanction sera nécessairement publiée sur le site Internet de l’Autorité et, par voie de conséquence, largement relayée dans la presse. Ce risque réputationnel est d’autant plus avéré que l’Autorité dispose de la faculté d’ordonner la publication dans la presse d’un résumé de la décision dans un objectif d’information des entreprises du secteur et/ou du grand public de la nocivité du comportement sanctionné. Sur la période récente, cela a par exemple été le cas des décisions sanctionnant les sociétés De Neuville et Rolex qui ont dû publier à leurs frais la décision les concernant dans les journaux Le Monde, Le Figaro et, pour ce qui concerne Rolex, la revue Montres Magazine.

Les (rares) exceptions : cas dans lesquels un fournisseur peut, légalement, restreindre la revente de ses produits en ligne

Le VBER précise, certes de manière elliptique, que l’interdiction de restreindre la vente en ligne se fait néanmoins "sans préjudice de la possibilité d’imposer [au revendeur] i) d’autres restrictions des ventes en ligne ; ou ii) des restrictions de la publicité en ligne qui n’ont pas pour objet d’empêcher entièrement l’utilisation d’un canal de publicité en ligne".

Concrètement, cela signifie qu’un fournisseur peut tout à fait imposer au revendeur des exigences qualitatives relatives à la manière dont les produits sont vendus en ligne, et ce quel que soit le type de réseau de distribution. Par exemple, un fournisseur peut exiger du revendeur que sa boutique en ligne revête une ergonomie ou un aspect particulier, que ses produits y soient présentés d’une certaine manière, ou encore d’exploiter un ou plusieurs points de vente physiques. Ainsi, si le fournisseur dispose de la faculté d’imposer certaines obligations à ses revendeurs, c’est à condition toutefois de ne pas "empêcher l’utilisation effective de l’internet par [le revendeur] ou ses clients pour vendre les biens ou services contractuels sur des territoires spécifiques ou à une clientèle spécifique", ce qui nécessite nécessairement de faire réaliser, en amont et par un juriste spécialisé en droit de la concurrence, une analyse in concreto approfondie des mesures en question et du contexte économique et juridique dans lequel elles s’insèrent. À ce titre, une des confirmations majeures de la pratique décisionnelle de l’Autorité est qu’une vigilance et un soin tout particulier doivent être apportés à la rédaction des conditions générales de vente et, plus largement, à tout support contractuel entre le fournisseur et ses revendeurs. En effet, par une analyse particulièrement sévère (et dont il n’est du reste pas certain qu’elle résiste à celle, à venir, des juges de la Cour d’appel), l’Autorité a, dans la décision Mariage Frères précitée, considéré qu’une clause insérée dans des conditions générales de vente imposant que la revente sur Internet fasse l’objet d’une autorisation ad hoc de la part du fournisseur, "constitue bien une restriction de concurrence comparable à une interdiction absolue de nature explicite". Il apparaît d’autant plus essentiel pour toute entreprise de soigner la rédaction de sa documentation contractuelle que l’Autorité a également estimé, dans cette même décision, qu’en l’espèce l’absence de direction juridique ne constituait pas une circonstance atténuante.

La même analyse s’applique aux restrictions (i) sur la publicité en ligne, qui sont admissibles sauf lorsqu’elles ont "pour objet d’empêcher l’acheteur d’utiliser entièrement un canal de publicité", ou encore (ii) sur le recours aux places de marché en ligne par le revendeur. En effet, si le fournisseur dispose, selon les lignes directrices, de la faculté d’interdire à ses revendeurs l’utilisation des places de marché en ligne, afin de, par exemple, protéger l’image et le positionnement de leur marque, de décourager la vente de produits contrefaits ou encore de veiller au maintien d’une relation directe de l’acheteur avec les clients, la prudence reste toutefois de mise avant d’envisager une telle interdiction. En effet, si les lignes directrices fournissent une grille d’analyse utile en synthétisant la pratique décisionnelle des autorités européennes de concurrence au cours des dix dernières années, cette dernière est, au sujet des restrictions à la revente via des places de marché en ligne, particulièrement limitée et les paragraphes pertinents se réfèrent quasi exclusivement à Coty Germany. Or, la portée exacte de cet arrêt, qui demeure un objet de controverses doctrinales, a, de l’aveu même de certains représentants de l’Autorité, donné lieu à des divergences d’appréciation notables entre les autorités de concurrence européennes. Dès lors, il n’est pas tout à fait certain qu’en dehors de l’hypothèse, tout de même limitative, d’une distribution sélective de produits de luxe, un fournisseur puisse, sans risque, interdire à ses revendeurs d’avoir recours aux marketplaces pour revendre ses produits.

 

SUR LES AUTEURS

Romain Maulin est avocat au barreau de Paris. Disposant d’une double formation Sciences Po (Paris) et droit, il est l’associé fondateur du cabinet Maulin Avocats qu’il a créé en 2018, après avoir exercé pendant près de dix ans dans les départements dédiés au droit de la concurrence des meilleurs cabinets anglo-saxons (Herbert Smith Freehills, Allen & Overy et Dechert).

Charline Schober est avocate au barreau de Paris. Avant de rejoindre Maulin Avocats, elle a exercé au sein de plusieurs cabinets en droit de la concurrence ainsi qu’au sein de la chambre de la régulation économique et financière de la Cour d’appel de Paris.

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