Chaque jour, les médias reprennent des études sur les personnalités préférées des Français, la popularité de certaines thématiques, imaginent les résultats d’élections même lorsque les candidats ne sont pas connus. Comment sont fabriqués les sondages ? Sont-ils fiables ? Réponse avec Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop.
Frédéric Dabi (Ifop) : "Un sondage reste le meilleur moyen de connaître l’opinion"
Décideurs. Quel est le rapport de la classe politique aux sondages ?
Frédéric Dabi. Il est assez schizophrène. Lorsqu’ils sont bons, ils sont partagés en masse, mentionnés dans les interviews avec parfois peu de rigueur intellectuelle. Mais lorsqu’ils sont mauvais, c’est "haro sur les sondeurs!". La France Insoumise est en pointe en la matière, même si tous les partis sont de près ou de loin concernés. C’est le jeu…
Existe-t-il des partis plus "sondages friendly" que d’autres ?
Entre deux tiers et trois quarts des sondages politiques de l’Ifop sont confidentiels. Ils sont commandées par des partis politiques mais aussi par des collectivités territoriales ou des journaux, qui eux, publient toujours les résultats. Les candidats en course aux élections ont accès aux sondages quantitatifs publiés dans la presse et tendent plutôt à commander des études qualitatives pour voir comment se construisent des imaginaires, comment des perceptions peuvent conduire à un comportement électoral.
Les partis de gouvernement ont tous recours aux instituts. La France insoumise n’en commande pratiquement pas, il suffit de se plonger dans leurs comptes de campagne pour le constater. Le RN, pour sa part, travaille avec des petits instituts et non avec les grands de la place de Paris.
"Entre deux tiers et trois quarts des sondages politiques sont confidentiels"
Une des grandes critiques contre les sondages politiques serait la suivante : ils influencent le débat public à cause de questions biaisées demandées par le commanditaire. Que répondre ?
La question que vous posez est aussi vieille que l’existence de notre métier. Je prépare des questionnaires depuis vingt-cinq ans en me posant toujours les mêmes questions : est-ce que la formulation est claire ? Est-elle compréhensible ? Les mots utilisés sont-ils polysémiques ? Cela fait longtemps que les sondeurs sont conscients des biais, qu’ils travaillent un maximum à les éviter quitte à, parfois, contredire leurs clients.
Les sondages n’avaient pas prévu la défaite de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle de 2002 et cela a longtemps été reproché aux instituts. Que s’est-il passé ?
D’abord nous n’avons pas fauté, je suis droit dans mes bottes sur ce point ! Sur le 21 avril 2002, il y a une sorte de légende urbaine consistant à dire que les sondeurs n’avaient rien vu. Or, dans la dernière ligne droite, tous ont alerté sur une érosion du candidat PS et un possible croisement des courbes. Gérard Le Gall, le "Monsieur sondage" du PS, a abordé la question au sein de son bureau politique qui a balayé l’hypothèse. Le 21 avril est une forme d’aveuglement collectif : la presse et la classe politique ont tout fait pour vendre un second tour entre le président de la République et son premier ministre. Le narratif de la campagne a amené à occulter nos chiffres qui montraient que le duel vendu n’était pas si certain.
"Le 21 avril, les sondeurs n'ont pas fauté"
L’extrême droite a souvent été sous-estimée. Au contraire, aux régionales de 2021, le RN a été annoncé plus haut que prévu. À quoi est-ce lié ? À la fin d’un vote Le Pen caché ?
Effectivement, le parti a été vu trop haut par rapport à la réalité. En 2021, les électeurs de ce parti étaient très majoritairement issus des classes populaires plus enclines à l’abstention. Ce sont les sympathisants de Marine Le Pen qui ont fait baisser le score en ne se rendant pas aux urnes. J’ajoute que ce scénario a moins de chance de se reproduire puisque le parti a élargi son socle chez les personnes âgées et les plus aisés, soit des groupes sociaux qui ne boudent pas les élections.
Les Insoumis sont particulièrement vindicatifs à l’égard des sondages. Ils soulignent, à juste titre, que Jean-Luc Mélenchon a fait mieux que les prévisions en 2017 et en 2022 tout comme Manon Aubry aux dernières européennes…
Pour les élections présidentielles, nous effectuons des rollings quotidiens. La montée en puissance de Jean-Luc Mélenchon a été identifiée. Pour preuve, en 2017, dans le dernier sondage, il est à 19 % contre 19,5 % le jour J. En 2022, c’est vrai, nous étalonnions le candidat à 19 % en fin de campagne et il obtient 21,9 %. La dynamique était vue mais, il faut dire ce qui est, il y a un électorat des banlieues, des quartiers qui n’est pas assez représenté dans nos quotas et qui s’est très fortement mobilisé. De même la surmobilisation des électeurs de gauche en sa faveur a surpris en 2022 et explique les faibles scores d’Anne Hidalgo et de Yannick Jadot. En revanche, restons clairs : il n’y a pas eu d’accident industriel, le candidat LFI n’a jamais été donné qualifié au second tour et cela s’est vérifié.
Certains instituts réalisent des sondages sur une élection deux ou trois ans avant le jour J. Personne ne connaît les programmes, les candidats, le climat de la campagne. Quel est l’objectif?
Ces études ne sont pas là pour prévoir le résultat de l’élection mais pour dire "voilà le rapport de force aujourd’hui, si la présidentielle avait lieu dans quelques jours". C’est une bonne manière d’analyser le rapport électoral à l’instant T, mais aussi de prévoir des éléments structurants. Ainsi, il a été établi dès 2014 que François Hollande ne parvenait pas à obtenir un score susceptible de le porter au second tour. De même, dès 2010, il était anticipé que Nicolas Sarkozy serait en grande difficulté au second tour face à un candidat PS quel qu’il soit.
"Il a été établi dès 2014 que François Hollande ne parvenait pas à obtenir un score susceptible de le porter au second tour"
En somme, il ne faut pas voir ce type de travaux comme un pronostic mais comme une sorte de vue d’ensemble de la situation. Plus globalement, un sondage n’est pas la réalité, c’est une perception du réel. Mais il reste le moins mauvais moyen de connaître l’état de l’opinion. Bien plus utile que la veille sur les réseaux sociaux par exemple.
Les journalistes traitent-ils les données de la bonne manière ?
Il y a un vrai travail de pédagogie qui a été effectué, la presse a désormais accès à notre méthodologie et nos marges d’erreur. Elle comprend par exemple qu’un candidat à 18 % peut en réalité être à 16 % comme à 20 %, les résultats serrés sont donc pris avec du recul. De même, la date à laquelle le terrain a été fait (c’est-à-dire les répondants interrogés) est clé et doit être mentionnée dans le commentaire, ce qui est de plus en plus répandu, et c’est tant mieux.
La marge d’erreur est une notion clé. Comment l’expliquer en quelques mots ?
En fonction du nombre de personnes interrogées et du pourcentage, tous les statisticiens ont un tableau nommé "table des intervalles de confiance" qui nous dit par exemple : lorsqu’on interroge 800 personnes et que le chiffre est de 20 %, la marge d’erreur est de 2,1 points. Donc le candidat peut être aussi bien à 22,1 % qu’à 17,9 %. Dans toutes les enquêtes que nous rendons publiques, la marge d’erreur est systématiquement indiquée.
Dans vos travaux, vous mentionnez des sous-échantillons : âge, genre, catégorie sociale, religion, zone de résidence… Les effectifs sont logiquement faibles, donc la marge d’erreur grande. Sont-ils fiables ?
C’est une excellente question. Le meilleur moyen d’avoir des sous-échantillons fiables, c’est de disposer d’une base de départ robuste. Sur nos rollings européens, nous avons interrogé au total 30 000 citoyens. Les grands instituts comme mes confrères de l’Ipsos lorsqu’ils travaillent pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès font de même.
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz