É. Chantrel (Autorité de la concurrence): "Nous n’avons pas besoin de changer le mode opératoire du contrôle des concentrations"
Décideurs. Quel est le processus habituel de contrôle des opérations de concentration ?
Étienne Chantrel. Dans le cadre de la saisine de l’Autorité de la concurrence au titre d’une opération de concentration, plusieurs issues sont possibles. On peut obtenir une autorisation, soumise ou non à conditions, ou une interdiction. Cependant, le contrôle des concentrations en France est particulier et il est très rare d’en arriver à l'interdire. La première et unique décision en ce sens a été rendue en août 2020 dans le secteur de la distribution. L’autocensure des acteurs du marché peut expliquer en bonne partie ce constat. Ces acteurs, lorsqu’ils pressentent qu’un refus leur sera opposé, retirent leur dossier avant que la décision ne soit rendue.
Quels ont été les effets de la crise sanitaire sur l’activité et le processus de l’Autorité de la concurrence ?
Le premier effet est celui du volume. Avec 270 décisions rendues en 2019, contre 192, il y a cinq ans, nous constations une hausse régulière des opérations soumises à notre contrôle. En 2020, en revanche, nous avons noté une baisse significative, avec 195 décisions rendues. Pour autant, plus d’une vingtaine ont été prononcées lors du seul premier confinement.
La crise sanitaire a eu une incidence, modérée mais réelle, sur la nature des opérations que nous examinons. De fait, un nombre croissant d’entre elles ont impliqué des entreprises en difficulté notamment dans le commerce de détail.
Concernant notre analyse des dossiers, nous n’avons ni besoin ni vocation à changer notre mode opératoire. Le contrôle des concentrations consiste à comprendre et anticiper ce qui va se passer dans les années à venir dans le secteur concerné et non à examiner la situation actuelle. Et ce, même si l’analyse de l’avenir économique est plus complexe ces temps-ci. Cependant, la crise sanitaire a pu avoir un impact sur la façon dont nous effectuons nos vérifications. Ainsi, les divers acteurs du marché, ayant théoriquement une obligation de réponse, sont souvent interrogés sur une opération ou le fonctionnement d’un secteur. Cette année, et en particulier au cours du premier confinement, il était plus difficile d’obtenir des réponses, ce qui ne nous a toutefois pas empêchés de poursuivre notre activité et de rendre des décisions.
Comment les diverses institutions de contrôle des concentrations s’organisent-elles en Europe ?
Le contrôle des concentrations s’applique partout en Europe, aux niveaux national – à l’exception du Luxembourg – et de l’Union. La répartition des dossiers entre l’échelon national et européen se fait en fonction des chiffres d’affaires des entreprises concernées. Dans la grande majorité des pays, et dans l’Union, les seuils utilisés pour déterminer les opérations qui doivent être soumises à ce contrôle, sont libellés en chiffre d’affaires. Un débat est en cours en Europe, depuis 4 ou 5 ans, soulignant le fait que ces seuils laisseraient passer certains dossiers ayant pourtant un impact sur le marché, dans certains cas de figure, notamment dans des secteurs tels que ceux de la pharmacie ou du numérique. Ainsi, dans le cas du rachat d’une petite société détenant des brevets très novateurs mais qui ne les aurait pas encore monétisés et donc, ne dégagerait pas encore de chiffre d’affaires, cette transaction ne serait pas soumise au contrôle.
Un constat alarmant, puisque nous « ratons » ainsi nombre d’opérations, et avons la conviction que le contrôle des concentrations est pourtant le meilleur outil pour les analyser. La solution à ce problème est âprement discutée et plusieurs options ont été adoptées par les différents États. Dès 2017, l’Allemagne et l’Autriche ont soutenu l’idée qu’une opération qui aurait un impact sur l’économie se caractériserait par un prix important, et ont donc ajouté à leurs seuils en chiffres d’affaires des seuils fondés sur les valeurs de transaction. D’autres pays envisagent de donner aux autorités nationales de contrôle le pouvoir d’évoquer certaines de ces affaires qui échappent au contrôle traditionnel. C’est un instrument qui existait déjà dans quelques pays européens et que la Hongrie a notamment introduit à la fin de l’année 2017.
En France, après trois consultations publiques, l’Autorité de la concurrence a également pris le parti de proposer l’introduction d’un pouvoir d’évocation mais que le gouvernement n’a pas mis en place. Nous avons donc poussé, ces dernières années, pour que ce mécanisme soit instauré au niveau européen et avons finalement été entendus par la Commission européenne à la fin 2020.
La Commission européenne a fait différentes annonces fin 2020, comment celles-ci se répercuteront-elles sur le régime du contrôle des concentrations en Europe ?
Le contrôle des concentrations en Europe est régi par un règlement créé en 1989 et revu en 2004, dont l’article 22 dispose que lorsqu’une ou plusieurs autorités nationales de concurrence ont connaissance d’une opération qui affecte le commerce entre États membres et menace d'affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États concernés, celles-ci peuvent en demander le renvoi pour examen à la Commission européenne, y compris lorsqu’elle ne lui est pas notifiable. Cet article a été introduit à une époque où certains pays n’avaient pas établi de contrôle des concentrations, et permettait de pallier ce vide juridique. Cependant ces dernières années, la Commission avait privilégié une lecture conservatrice de cette disposition et montrait une réticence de principe face à ces demandes de renvoi si l’opération n’était pas soumise au contrôle de l’autorité en question. Une lecture sur laquelle, sous l’impulsion notamment de l’Autorité de la concurrence, la Commission est récemment revenue, en septembre 2020, affirmant désormais que les opérations de concentration pouvaient lui être renvoyées lorsque les conditions de l’article 22 sont remplies, y compris lorsqu’aucun des seuils prévus dans chacun des États membres n’est franchi. Ce revirement constitue une avancée importante qui va permettre de demander le renvoi et donc le contrôle de certaines opérations sous les seuils de contrôle qui peuvent avoir un impact majeur sur le marché
Quant au digital market act (DMA), nous nous réjouissons que le sujet des acquisitions par les plateformes en fasse partie intégrante, avec une obligation d’information comme nous l’avions proposé dans nos propositions de réforme du droit français et par ailleurs dans notre policy paper sur le numérique. Le texte final, ne sera rendu que d’ici un an, voire plus. Mais c’est une bonne nouvelle, le texte est sur la table et il ne s’agit plus uniquement d’une annonce.
Quelle est l’implication de l’Autorité de la concurrence dans ce combat ?
L’Autorité jouera un rôle actif. Sur le DMA, nous participons déjà à la consultation des différents organes nationaux pour améliorer le texte et faire en sorte qu’il apporte des réponses efficaces aux enjeux identifiés et nous continuerons à le faire. Concernant l’article 22, une nouvelle ère s’ouvre et tout le monde doit s’y préparer. La Commission prépare des lignes directrices et nous y contribuerons de notre côté. Nous allons nous saisir pleinement de ce nouvel instrument en activant dès à présent une veille afin de détecter les opérations qui passent sous le radar. Celles qui mériteraient pourtant d’être étudiées et susceptibles d’être renvoyées à la Commission.
Propos recueillis par David Glaser