Le nombre d’accidents du travail dans les entreprises françaises ne diminue pas, tandis que, dans bon nombre de PME et TPE, le dialogue social et la prévention portant sur la sécurité et la santé des salariés prennent du retard. C’est du moins ce que constatent le baromètre du cabinet d’audit BDO France et une étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail (Dares), deux récentes publications portant sur l’évaluation des risques professionnels.
Sécurité au travail : la prévention est à la traîne
Pour la neuvième année consécutive, le baromètre de la gestion des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT/MP) a été mené par BDO France auprès de 400 entreprises du secteur privé, en partenariat avec Opinion Way. Publié le 8 octobre dernier, il compte dans son panel une majorité d’entreprises issues de l’industrie (45 %), des transports (20 %) et du BTP (17 %) – les secteurs les plus exposés aux risques d’accidents. Et le taux de sinistralité a augmenté : durant l’année 2023, 97 % des entreprises ont dû gérer au moins un sinistre affectant un salarié ‒ accident de travail, accident de trajet ou maladie professionnelle ‒, contre 83 % en 2022. Plus des deux tiers (69 %) des entreprises concernées ont été confrontées à au moins un accident du travail, tandis que 24 % d’entre elles ont fait face à une maladie professionnelle et 25 % à un accident de trajet.
Autre enseignement du baromètre BDO : si les accidents du travail concernant les hommes ont diminué (69 % en 2023 contre 81 % en 2022), ils ont augmenté de 63 % pour les femmes (31 % en 2023 contre 19 % en 2022). Ces dernières restent également particulièrement sensibles aux risques psychosociaux (RPS) : elles étaient 54 % à y avoir été sujettes en 2023 (51 % en 2022), contre 46 % des hommes. Florence Chappert, coordonnatrice du projet “Genre, égalité, santé et conditions de travail” de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), analyse cet état de fait : “Les femmes sont surexposées aux RPS et à l’épuisement professionnel, et ce, pour diverses raisons propres à leurs parcours professionnels souvent précaires (travail répétitif, station debout, port de personnes, exigences émotionnelles liées aux métiers du soin) et à des épisodes de vie (grossesse et maternité, exposition à des violences sexistes et sexuelles, etc.).”
Des retards en matière de prévention et de dialogue social
Selon le baromètre, 59 % des entreprises du panel n’ont pas signé d’accord de prévention. Pourtant, depuis 2019, les structures d’au moins 50 salariés sont dans l’obligation d’en négocier un dès lors que l’exposition aux risques de 25 % de leurs salariés dépasse les seuils réglementaires ou que leur indice de sinistralité est supérieur à 0,25 – ce qui est le cas des sociétés interrogées.
59 % des entreprises du panel n’ont pas signé d’accord de prévention
Une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (Dares) publiée le 21 mars montre que le niveau de prévention est très inégal selon la taille des entreprises : dans le secteur privé, en 2019, 41 % des établissements de un à dix salariés avaient un Document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) à jour, contre 91 % de ceux de plus de 250 salariés. Autre fait préoccupant : parmi ceux-ci, moins de la moitié (48 %) intègre les RPS au Duerp.
Élise Mialhe, avocate associée spécialisée en droit pénal social au sein de Marici Avocats, n’est pas surprise par ces chiffres, et constate au quotidien que “les entreprises de taille modeste ne savent pas comment s’y prendre pour établir le Duerp, et certaines s’adressent uniquement à la médecine du travail”. Or, si le rôle de la médecine du travail est essentiel en matière de santé et sécurité, il ne saurait remplacer celui du préventeur comme le rappelle Élise Mialhe : “L’idéal pour ces entreprises est d’impliquer un prestataire préventeur spécialisé dans l’établissement du Duerp, qui, pour un budget raisonnable, se rend dans les unités de travail et identifie l’ensemble des risques présents”. L’avocate rappelle qu’il s’agit là “d’un budget dont on ne peut faire l’économie, sous peine de condamnation pénale en cas d’accident du travail lié à un risque qui aurait dû être identifié, mais qui ne l’a pas été, faute de Duerp”.
Enfin, d’après l’étude de la Dares, en 2019, dans les établissements de moins de 250 salariés sans instance représentative du personnel, seuls 45 % ont mené au moins une action de prévention des risques. La dégradation du dialogue social autour des questions de sécurité et la difficile circulation de l’information entre les salariés ont été accentuées par la suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par les ordonnances Macron de 2017.
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Depuis le 1er janvier 2020, les missions assurées jusque-là par les CHSCT sont prises en charge par les comités sociaux et économiques (CSE), ce qui n’est pas sans conséquence, comme le déplore Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé : “Dans ces comités, les salariés pouvaient parler des expositions. Leur suppression et les moyens extrêmement limités à disposition des CSE rendent certaines situations catastrophiques.”
43 % des sondés ne sont pas assurés contre le risque de faute inexcusable de l’employeur
Si les plus petites entreprises manquent assurément de temps et de moyens pour mettre en place des mesures adéquates de prévention et de formation, certains groupes sont prêts à prendre leur part, comme l’explique Soizic Machado-Verheye, Directrice HSE et risques industriels de SUEZ : “Nous avons la chance, dans des groupes comme SUEZ, de bénéficier d’un réseau de professionnels de la sécurité, ce qui n’est pas toujours le cas des PME et TPE. Dès que nous le pouvons, il est de notre responsabilité d’aider les plus petites entreprises et les organismes gouvernementaux, en partageant des initiatives pragmatiques et accessibles à tous.” Elle regrette par ailleurs que l’évaluation des risques ne soit pas portée à une échelle plus globale : “Pour les plus petites entreprises, nous pourrions avoir la liste des risques majeurs par branche professionnelle et les actions qu’elles doivent mettre en place a minima pour protéger leurs collaborateurs. Cela pourrait être fait dans le cadre du dialogue social. Très concrètement, cela sauverait des vies.”
Le baromètre BDO met en avant un autre point d’inquiétude : 43 % des sondés ne sont pas assurés contre le risque de faute inexcusable de l’employeur, et ce alors même qu’ils sont 63 % à déclarer connaître les risques financiers auxquels ils s’exposent dans le cas d’une telle faute. Une méconnaissance du sujet qui peut avoir des incidences majeures.
Former partout, tout le temps
Plus que les accords de prévention, l’enjeu majeur reste celui de la formation, comme l’énonce Élise Mialhe : “La clé réside dans la qualité de la formation des salariés et dans la manière dont les problématiques observées sur le terrain sont remontées à la hiérarchie, afin d’éviter que des incidents ne se produisent à nouveau.” Elle ajoute qu’une “culture bienveillante, axée sur le droit à l’erreur, est essentielle pour que chacun se sente légitime à signaler un problème ou un comportement inadéquat, et ainsi éviter des accidents”.
Efforts axés sur la formation et implication de l’ensemble des équipes à tous les niveaux : telle est l’approche privilégiée par SUEZ, qui a fait de la sécurité une priorité au quotidien. Une méthode qui fonctionne, puisque le groupe constate une diminution constante de la fréquence des accidents (moins 35 % entre 2019 et 2023). Garante de la sécurité au sein des environnements de travail de SUEZ, Soizic Machado-Verheye insiste ainsi sur “l’importance accordée à la sécurité au plus haut niveau du management” et “la déclinaison de cette préoccupation sur le terrain, avec pour objectif que l’ensemble des collaborateurs soient conscients des risques auxquels ils peuvent être exposés et qu’ils s’engagent à respecter nos dix règles qui sauvent”.
En outre, le dispositif Speak up and Stop mis en place par le groupe en avril dernier entend rendre l’ensemble des salariés responsables de leur sécurité et de celle de leurs collègues, peu importe leur niveau hiérarchique. Soizic Machado-Verheye estime en effet que “toute personne a le droit et le devoir de prendre la parole pour mettre fin à une situation dangereuse, et ce, quels qu’en soient les impacts financiers.”
L’acteur mondial de l’énergie Engie a également centré ses efforts sur la formation. Catherine MacGregor, à la tête du groupe depuis janvier 2021, soutient directement la démarche : dès son arrivée, un diagnostic sur la santé et la sécurité a été lancé, dans le but d’améliorer la politique en place. “Dans la foulée de cet état des lieux, le plan de transformation One Safety a été structuré à partir de 2022, afin de redéfinir les standards et les niveaux d’exigence appliqués par nos salariés et nos sous-traitants”, explique Sonia Nouri, vice-présidente en charge de la santé et de la sécurité. De là est né One Safety Culture, un programme qui vise à sensibiliser individuellement l’ensemble des collaborateurs et partenaires “à tous les instants, car c’est dans la routine que réside le risque”,insiste Sonia Nouri.
Autres éléments essentiels : le suivi et l’analyse des données relatives à l’accidentologie. C’est pour améliorer ces aspects capitaux de la question qu’Engie a lancé cette année One Safety Tool, destiné à affiner, grâce à l’intelligence artificielle, la compréhension des événements reportés. Sonia Nouri voit par ailleurs dans l’IA le moyen de “traiter une quantité massive de données de manière qualitative” et “mettre à disposition des techniciens et techniciennes une typologie précise des risques encourus, et pouvoir ainsi préparer les chantiers et travaux en conséquence”. Pour autant, si l’IA semble être une solution intéressante pour enfin réduire le nombre d’accidents professionnels en France, le monde du travail ne pourra pas faire l’économie d’un solide dispositif de prévention et de formation adapté aux réalités du terrain.
Caroline de Senneville