Six millions de Français possèdent plus de 100 000 euros d’épargne mais n’ont pas accès aux mêmes solutions de pilotage de leur patrimoine que les plus aisés. Des Fintech s’activent pour leur proposer des offres plus personnalisées. Les banques n’entendent pas se laisser distancer.
Gestion de patrimoine, à l'heure de la démocratisation
Les Français mettent de plus en plus de l’argent de côté. Cet été, la Banque de France constatait que l’épargne pesait près de 6 200 milliards d’euros répartis entre le Livret A, les actions, les dépôts à vue ou encore l’assurance-vie. Un montant historique qui a augmenté de plus de 50 % au cours des dix dernières années. Le bas de laine est donc colossal. Pourtant, une grande partie de ces deniers dort dans des placements peu rémunérateurs. La faute à une culture financière trop faible, à l’aversion au risque mais aussi peut-être au manque d’offres et surtout de conseil autour pour mieux gérer son épargne.
Si les grandes fortunes bénéficient de l’accompagnement de banquiers privés aux petits soins, la majeure partie de la population n’a pas accès à la même qualité de service. En tout, 15 % des Français ont recours à un conseil en gestion de patrimoine, selon les chiffres donnés par le président de l’Anacofi (Association nationale des conseils financiers), David Charlet, dans une interview accordée cette année au site d’information Pierre Papier.
Nouvelle cible
"Six millions de foyers français dits patrimoniaux ont plus de 100 000 euros dont 90 % des actifs sont en banques traditionnelles. Ces foyers se posent de bonnes questions sur la gestion de leur patrimoine et n’ont pas accès aux bonnes réponses, déplore Pierre Marin, cofondateur et CEO de Rockfi, fintech spécialisée dans le secteur de la banque privée. Les établissements prestigieux comme Goldman Sachs ou JP Morgan déroulent le tapis rouge aux patrimoines au-dessus de 5 ou 10 millions, et le segment d’en dessous, lui, se trouve délaissé."
"80 000 milliards d’euros vont être transmis aux générations suivantes durant les prochaines années"
D’où une frange de la population que de nouveaux acteurs ont décidé de conquérir, en pointant du doigt le manque de personnalisation du conseil. Une situation qui serait notamment due au nombre de clients que doit gérer chaque conseiller. Selon les chiffres de la fintech, un banquier privé gère 150 à 200 foyers en moyenne, soit 200 à 500 clients par banquier privé. Chez un multi-family office comme Rockfi, un professionnel se concentre sur un portefeuille de 25 à 50 foyers.
Variété de profils
L’opprobre n’est pas à jeter sur les banques. En réalité, ce sont les développements technologiques actuels qui facilitent le conseil personnalisé des épargnants. "Avant, le traitement d’un grand nombre de clients était extrêmement fastidieux. Aujourd’hui, le digital permet d’agréger de nombreux clients plus facilement", explique Gustav Sondén, cofondateur de la fintech Colbr, qui propose des solutions de gestion de patrimoine dès 1 000 euros en mixant tech et rapports humains.
Les nouvelles technologies accélèrent les processus d’identification et de souscription des offres. Les clients ont désormais également accès à un récapitulatif de leurs placements. "Souvent, ils ne savent pas ce dont ils disposent à un instant T, précise Pierre Marin. Rendre la donnée accessible et intelligible requiert une approche tech inédite et complexe."
De nouveaux riches
Répondre aux problématiques patrimoniales d’une population plus nombreuse n’est toutefois pas chose aisée. Celle-ci est composée d’une variété de profils, allant de l’entrepreneur au retraité en passant par les cadres dirigeants de grandes entreprises ou des jeunes héritiers dont les enjeux ne sont pas comparables. "Les entrepreneurs se demandent où investir l’argent de la vente de leur entreprise, les retraités comment transmettre leur patrimoine, etc.", explicite le CEO de Rockfi.
"Les acteurs qui vont émerger seront ceux qui sauront parler aussi bien aux anciennes générations qu’aux nouvelles"
Le développement d’offres spécifiques va aussi de pair avec l’évolution démographique. "Les deux tiers de l’épargne européenne sont concentrés sur les personnes de plus de 50 ans. 80 000 milliards d’euros vont être transmis aux générations suivantes durant les prochaines années. Les acteurs qui vont émerger seront ceux qui sauront parler aussi bien aux anciennes qu’aux nouvelles générations", analyse Pierre Marin. Un constat que partage Gustav Sondén : "Il y a un transfert générationnel de richesse inédit vers une population qui n’est pas forcément habituée à traiter un patrimoine important. Les gestionnaires se transforment pour s’adapter aux nouveaux usages et approcher les nouvelles générations avec un discours adapté."
La peur du risque
Outre les multiples visages des clients à convaincre, beaucoup ne montrent pas d’intérêt pour la gestion de leur épargne. "Le point commun de beaucoup de nos clients est qu’ils n’ont ni l’envie ni le temps de gérer leur patrimoine", note Pierre Marin. Certains particuliers restent également averses au risque. Les professionnels doivent faire preuve de pédagogie pour les populations assez jeunes qui n’ont pas encore eu à se poser la question du choix de leurs produits d’épargne. En revanche, les plus âgés se montrent davantage capables de trancher. "De plus en plus de seniors adhèrent à Colbr. Ils ont déjà eu à placer de l’épargne, ils maîtrisent le digital et savent donc évaluer notre proposition de valeur", affirme Gustav Sondén.
La multitude de produits existants permet de se créer un portefeuille avec le couple rendement-risque le plus adapté aux clients. La démocratisation de la gestion d’actifs donne accès à des investissements jusqu’ici réservés à une élite, comme le private equity, segment risqué mais performant lorsqu’on mise sur les bons fonds. Il est désormais possible de loger du capital-investissement dans de l’assurance-vie.
L’IA débarque
Bien que de gros progrès aient déjà été faits, le développement de l’intelligence artificielle va permettre d’aller encore plus loin dans le conseil et le suivi quotidien, par exemple en alertant les banquiers sur les signaux faibles de marché, l’actualité en temps réel et les événements de nature à changer les perspectives économiques. "Nous sommes à 1 % du potentiel", estime Pierre Marin. L’IA va aussi décharger les professionnels d’une partie de l’administratif, ce qui leur laissera plus de temps pour répondre de manière personnalisée à leurs clients. "Si on veut démocratiser la gestion de patrimoine, on doit d’abord améliorer la relation entre les banquiers et leurs clients en montrant à ces derniers que leurs banquiers ont du temps à leur consacrer", résume Pierre Marin.
Les fintechs ne sont pas les seules à vouloir démocratiser un pilotage plus individualisé de l’épargne. Même si les grands établissements sont plus complexes à faire évoluer, leur force de frappe majeure reste un atout concurrentiel et ces derniers n’entendent pas se laisser distancer. En France, les banques concentrent environ 95 % du marché de la gestion de patrimoine, le reste se répartissant entre les fintechs et les gestionnaires indépendants. "Elles détiennent le marché. Leur objectif c’est de conserver leurs clients, nous c’est de les convaincre de venir chez nous, pointe Gustav Sondén. Ce n’est pas du tout la même démarche. Pour garder un client, il faut ne pas lui faire perdre d’argent, pour le convaincre de changer d’établissement, il faut lui en faire gagner." Ce qui explique le peu de mouvements au sein de la clientèle de gestion de patrimoine et les valorisations élevées des entités qui fusionnent dans ce secteur où les concentrations sont à l’ordre du jour.
Olivia Vignaud