Six innovations majeures représentent 32 % de la croissance économique mondiale des dix dernières années. Elles représentent 70 % de la croissance en Europe. Il n’y a pas de croissance à long terme sans innovations de rupture.

1. Les grandes ruptures

Les innovations correspondent à six types de ruptures:

- Les pures inventions, créant de nouvelles fonctionnalités ou combinant de façon originale des anciennes, et générant un nouveau produit ou un nouveau service : les smartphones (Apple); les réseaux sociaux (Facebook); les moteurs de recherche (Google).

- Les ruptures technologiques (nouvelle technologie ou transposition d’une technologie développée dans un autre domaine) ne modifiant pas la fonctionnalité existante mais transformant radicalement sa portée, son efficacité ou son coût : la voiture à moteur électrique (Tesla) ; la technologie de l’ARN messager développée contre le cancer et utilisée pour le vaccin contre le ­Covid-19 (Pfizer/BioNtech et Moderna).

- La re-segmentation du marché, modifiant la structure des offres et les compromis effectués pour répondre au mieux aux besoins de différents types de clients tout en massifiant les coûts; avec une segmentation plus fine, ou différente, ou avec une fusion de segments : la distribution spécialisée de produits frais s’insérant entre les chaînes de surgelé et la distribution de primeurs (Grand Frais); le développement des moyens de paiements à bas coûts pour le commerce indépendant (Square) avec services associés (financement des paiements échelonnés; systèmes de réservation; systèmes de gestion de la paie…).

- La création de nouveaux marchés ­significatifs sur de nouveaux positionnements prix capturant de nouvelles classes de consommateurs ou de ­besoins:

> Très hauts: les aspirateurs premium (Dyson); l’iPhone (à nouveau);

> Ou à l’inverse très bas: les hypermarchés dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt ­ ­(Walmart); les modèles low cost développés dans de nombreuses industries (Ikea, Ryanair…).

- Le développement d’un nouveau modèle d’activité : modification du positionnement dans la chaîne de valeur, agrégation ou désagrégation d’étapes dans la chaîne de valeur, changement du mode d’accès aux clients (l’e-commerce avec Amazon, la distribution on line de films et de séries avec Netflix avec modification du modèle commercial: abonnement versus vente).

- L’invention d’un nouveau design, particulièrement pour des produits de consommation courante (voitures, produits d’équipement de la maison, téléphones, vêtements…) favorisant la fonctionnalité, fortement différenciante et permettant une forte identification à la marque (Jeep avec le SUV1 à partir des années quatre-vingt).

Ces six logiques peuvent se combiner pour certaines grandes innovations (par exemple pour l’iPhone).

Chaque nouvelle grande innovation génère des mutations profondes et des opportunités pour de nouvelles innovations : le développement des hypermarchés a permis en quarante ans de réduire la part du budget des ménages en France consacrée à l’alimentaire de 31 % en 1960 à 17 % en 2000. Sans cette réduction, l’explosion des dépenses consacrées aux médias et télécommunications portables (l’iPhone) n’aurait pu avoir lieu.

Pour toute équipe qui réfléchit à de grandes innovations potentielles dans son secteur d’activité, il y a une question classique : quelles sont les conséquences des grandes innovations récentes qui se sont produites dans l’environnement de mon métier ? Génèrent-elles une opportunité de le pratiquer différemment?

La stratégie d’innovation d’une entreprise doit reposer sur la recherche de ces ruptures potentielles, sur la sélection de la plus attractive d’entre elles à court et moyen terme et sur la mise en cohérence des moyens (technologie, positionnement, modèle d’activité…) par rapport à cette rupture.

2. Les conditions de succès

Au-delà de sa conception initiale, le succès d’une innovation repose sur trois ­leviers simultanés :

- La rencontre d’un potentiel de marché suffisamment élevé résultant d’une acceptabilité ou désirabilité de l’innovation et d’un niveau de coût acceptable pour les budgets des cibles de clients visés. Si ces deux éléments ne sont pas en phase, l’innovation ne trouve pas son marché;

- Un développement massif et rapide, pour atteindre l’échelle qui la rend économiquement acceptable, mais également pour qu’elle devienne une référence structurante dans le marché avant les copies concurrentes;

- Des barrières concurrentielles suffisamment fortes et résilientes à court et moyen terme (marques, brevets, know-how, rapidité de déploiement, effets d’échelle) pour protéger les positions concurrentielles, assurer le plein développement dans la durée et générer un cash-flow supérieur aux investissements effectués.

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3. Utiliser ou contourner l’organisation ?

Les innovations vont bien au-delà de la recherche & développement. Elles créent des ruptures qui changent la logique d’un métier selon au moins trois perspectives: structure du marché, structure concurrentielle, organisation interne des entreprises.

Raison pour laquelle elles proviennent souvent d’entrepreneurs et de nouveaux entrants plutôt que des grands acteurs établis.

Pour un grand groupe, le plus grand frein à l’innovation est souvent organisationnel et culturel. Les entités organisationnelles produisent toujours des résultats aux bornes de leurs périmètres et modèles d’activités. Raison pour laquelle les groupes sous-traitent souvent l’innovation à de petites sociétés plus agiles (Pfizer et BioNtech), voire les rachètent ou créent en interne des entités transverses reportant au plus haut dans l’organisation ou créent des filiales séparées pour la nouvelle activité.

Le développement d’innovations majeures et leur déploiement sur les marchés requièrent par ailleurs des arbitrages financiers et des réallocations de ressources à l’échelle du groupe (priorités de croissance, moyens humains, moyens financiers…) qui ne sont pas consensuels et entraînent des prises de risques élevées.

Enfin, la structure de moyens déployés entre l’innovation, la R&D, le commercial, les marques, et les réseaux d’accès au client doit permettre le déploiement rapide et massif, sans goulots d’étranglement ni frictions. L’allocation des budgets est clé. Par ailleurs, les grands groupes séparent souvent l’innovation et la R&D d’une part et le déploiement systématique d’autre part dans des organisations et des modes de gestion différents.

4. Le rôle du CEO

Les grandes innovations sont des grandes ruptures. Celles-ci ne peuvent être initiées que par des entrepreneurs ou par des CEO de grands groupes qui peuvent et veulent remettre en cause leur dynamique, leur positionnement dans leurs métiers et leurs organisations.

Le choix du modèle d’innovation (rupture, copie, renouvellement), l’identification des axes de rupture et d’investissement pertinents au-delà de la zone de confort de l’entreprise (six grandes catégories), le mode de management et l’organisation correspondants ainsi que la gestion du déploiement des innovations dans le marché sont les quatre facteurs clés du succès.

Pour un grand groupe européen, la croissance des dix dernières années a été tirée soit par l’innovation, soit par la Chine (et souvent par les deux). Les grands axes d’innovation ont été majoritairement autour de la digitalisation2. Quels seront-ils, dans chaque métier, pour les dix ans à venir ? Comment les anticiper, voire les créer ?

Par Jean Estin, président. Estin & Co

Sur l’auteur : Estin & Co est un cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Londres, Zurich, New York et Shanghai. Le cabinet assiste les directions générales de grands groupes européens, nord-américains et asiatiques dans leurs stratégies de croissance, ainsi que les fonds de private equity dans l’analyse et la valorisation de leurs investissements.

 

Notes de bas de page :
1 Sport Utility Vehicle (véhicule utilitaire sport).
2 Y compris l’e-commerce.

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