Sanctions douanières : quand Airbus et Boeing instrumentalisent le droit
C'est un nouvel épisode dans la saga à rebondissements qui oppose deux rivaux du secteur de l’aéronautique, le français Airbus et l’américain Boeing : l’Organisation mondiale du commerce (OMC), organisation internationale chargée de s’occuper des règles qui régissent le commerce, a jugé dans une décision arbitrale rendue le 2 octobre dernier que les subventions accordées par plusieurs États européens (la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni) au constructeur français Airbus pour la conception des longs-courriers A350 et A380 ont porté préjudice aux États-Unis. L’OMC autorise donc l’État américain à mettre en place de nouveaux droits de douane sur certaines exportations européennes à hauteur de 7,5 milliards de dollars pour le manque à gagner subi. Cette sanction, inédite, avive ce qui est en réalité une véritable guerre commerciale entre les deux leaders de l’aéronautique.
Subventions illégales
Il faut remonter quinze ans en arrière pour comprendre l’origine de la bataille dans laquelle s’affrontent Boeing et Airbus. Tout commence en 2004 lorsque les États-Unis dénoncent l’accord qu’ils ont passé avec l’Union européenne en 1992 relatif aux subventions que tous deux peuvent accorder aux géants de l’aéronautique, à savoir des aides du Pentagone et de la Nasa s’élevant à 3 % du chiffre d’affaires de Boeing et des avances de la part de plusieurs États européens allant jusqu’à 33 % des frais de recherche et de développement d’Airbus, le remboursement de ces fonds devant intervenir sur dix-sept ans. Washington accuse en effet la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne d’accorder des subventions illégales à Airbus (c’est-à-dire qui
dépassent ce qui avait été prévu), faussant ainsi le jeu de la concurrence. Pour sa défense, l’Europe dépose également plainte en visant les 19,1 milliards de dollars de subventions octroyées à Boeing par le gouvernement américain. Aujourd’hui, l’OMC tranche en faveur de l’État américain. « Il faut bien garder en tête que c’est l’Europe qui est sanctionnée et non pas Airbus directement », pose d’emblée Robert Corcos, avocat associé au sein du cabinet FTPA. Concrètement, le Vieux Continent est contraint depuis le 18 octobre dernier de payer aux États-Unis des taxes douanières sur plusieurs produits importés de l’Union européenne : 10 % sur les avions et 25 % sur des produits industriels et agricoles comme le vin français, le fromage italien, l’huile d’olive ou encore le whisky écossais. « L’OMC a considéré comme illégales certaines aides perçues par Airbus dans le sens où elles faussaient le jeu de la concurrence. Dans sa plainte de 2004, l’État américain visait plusieurs subventions, aides et dons et les considérait comme abusifs car avantageux pour Airbus face à Boeing », détaille l’avocat. C’est la première fois qu’une sanction aussi radicale est autorisée par l’OMC. Et c’est ce qui confère à l’affaire son caractère inouï : « Ce qui est assez rare, c’est le fait que l’OMC autorise un État à prendre des sanctions en droit de douane contre un autre État. Ce qui l’est encore plus ici, c’est le montant de ces droits de douane, explique Robert Corcos. Avant d’en arriver au stade des sanctions, l’OMC formule toujours des recommandations pour rétablir l’équilibre dans le jeu de la concurrence. Nous attendons maintenant la réciproque avec impatience. »
Attente de riposte
Loin de marquer le clap de fin de la discorde entre Airbus et Boeing, la récente décision de l’OMC en appelle en effet une autre : celle qui sera rendue d’ici un an contre les États-Unis. Cette fois, l’OMC devra trancher sur les subventions octroyées à Boeing. La décision est d’autant plus attendue qu’elle pourrait s’avérer être beaucoup plus élevée que celle prononcée contre Airbus. « Si l’OMC prononce une sanction contre les États-Unis, le montant des droits de douane sera sans doute plus important que celui infligé à l’Europe. Et pour cause, le montant des subventions visées est beaucoup plus élevé que celui des aides perçues par Airbus. » De quoi remettre de l’huile sur le feu entre les deux constructeurs, dans une période où Boeing connaît des difficultés financières.
Après les deux crashs de son modèle d’avion Boeing 737 Max, survenus en Éthiopie et en Indonésie à cinq moins d’intervalle, le constructeur américain a été contraint de clouer au sol une partie de sa flotte, soit 380 avions. Le géant de l’aéronautique a par ailleurs enregistré une baisse de 20 % de sa production, le temps que la défaillance de son nouveau modèle à l’origine des accidents soit identifiée et rectifiée. Au second semestre, le groupe enregistrait alors une perte de près de 3 milliards de dollars. Outre-Atlantique, ces difficultés ont clairement bénéficié à Airbus, qui a plutôt le vent en poupe. Et pour cause, le constructeur français a doublé ses bénéfices sur le premier semestre 2019. « Boeing est le premier fournisseur d’avions de l’armée américaine, c’est un véritable fleuron de l’industrie des États-Unis qui est affaibli, analyse Robert Corcos. Les enjeux stratégiques et sociaux sont importants des deux côtés, chacun des deux constructeurs essaie de tirer son épingle du jeu. » Reste à savoir si l’OMC ira jusqu’à autoriser l’Europe à mettre en place à son tour des droits de douane contre l’État américain en guise de riposte. L’histoire est d’autant plus haletante que son dénouement devrait coïncider avec la période de campagne électorale américaine.
« Si l’OMC prononce une sanction contre les États-Unis, le montant des droits de douane sera sans doute plus important, que celui infligé
à l’Europe »
Vigilance de la Commission européenne
L’année 2020 sera celle de la cinquante-neuvième élection présidentielle américaine. La sanction autorisée aujourd’hui par l’OMC a déjà le goût d’une petite victoire pour Donald Trump sur la scène internationale. « À l’approche des élections, cette sanction s’apparente pour le président américain à une sorte de triomphe : il s’agit d’une première condamnation contre l’Europe qu’il a dans son viseur depuis longtemps, condamnation qu’il met à son crédit, examine Robert Corcos. Les Européens, notamment la France, vont être sanctionnés. Il s’agit d’une véritable guerre économique instrumentalisée par les politiques. » Mais aussi une guerre d’image entre les deux leaders de l’aéronautique, qui permet par la même occasion à Boeing de redorer son blason. Dans ce contexte où les relations internationales s’apparentent parfois à de véritables rapports de force entre les États, la Commission européenne reste également vigilante. Le régulateur européen a décidé d’ouvrir une enquête sur le rapprochement entre Boeing et le constructeur brésilien Embraer, une semaine seulement après la victoire de l’État américain devant l’OMC. Ce projet de prise de contrôle par Boeing sur les activités d’aéronautique civile du groupe Embraer à hauteur de 80 % (soit 4,75 milliards de dollars), pourrait, selon l’autorité,nuire à la concurrence en privant le marché de l’aéronautique de son numéro trois mondial. Les concurrents chinois, japonais ou russes ne seraient quant à eux pas en mesure de combler ce déséquilibre sur le marché. Dans un communiqué, la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager déclarait : « Nous voulons veiller à ce que les concentrations dans le secteur de l’aviation commerciale ne réduisent pas de manière significative l’exercice d’une concurrence effective sur les prix et le développement de produits.» Le gardien européen de la concurrence a ainsi prévu de se prononcer sur ce rapprochement d’ici le 20 février prochain. Si aujourd’hui Airbus perd une bataille, la guerre est loin d’être terminée. Après avoir dominé le marché tout au long des années 1990, Boeing est aujourd’hui en perte de vitesse et le constructeur européen a pu prendre la place de numéro un mondial depuis huit ans. En attendant la prochaine décision de l’OMC, les deux meilleurs ennemis sont chacun bien déterminés à rester à flots.
Marine Calvo