A. Attar-Rezvani (Skadden) : "Le sport s’inscrit comme une industrie de premier plan, dont les acteurs doivent penser à diversifier les revenus qu’ils génèrent"
DÉCIDEURS. Aujourd’hui le sport a changé de paradigme et ne se situe plus uniquement dans la sphère des loisirs. Il attire les convoitises des investisseurs qui le voient non plus seulement comme un investissement, mais aussi comme une scène médiatique permettant de faire rayonner leur image et leur marque à l’international en l’associant aux valeurs universelles du sport. Quels sont les facteurs clés dans la constitution d’une marque attractive pour un actif sportif ?
Arash Attar-Rezvani. Nous observons un changement de dimension dans le milieu du sport. Dans le football par exemple, le modèle économique en France a longtemps été associatif et amateur avec de grandes fortunes industrielles régionales qui investissaient dans le club de leur région pour accroître leur influence. Aujourd’hui, on constate l’arrivée d’une nouvelle vague d’investisseurs, notamment des fonds d’investissement américains, comme le montre l’exemple du Red Star FC. De ce fait, les organisations sportives doivent diversifier leurs revenus et ne plus dépendre uniquement des droits de retransmission télévisuels ou du trading de joueurs. Cette stratégie garantit leur stabilité financière et leur permet de se projeter dans l’avenir en attirant de nouveaux investisseurs. Cette institutionnalisation des investissements dépasse les sports classiques comme le football et touche certains sports dont l’émergence est beaucoup plus récente. C’est le cas du MMA. Interdit en France jusqu’en 2020, il est devenu le sport le plus valorisé au monde.
Stéphane Benichou. Aujourd’hui, les actifs dans le domaine du sport, tout comme les sportifs professionnels eux-mêmes, sont des marques à part entière qui, comme toute marque, notamment dans le domaine du luxe, cherchent constamment à se développer et à se valoriser avant d’étendre leurs territoires en diversifiant leurs revenus, leur permettant ainsi d’accroître leur influence, et de véhiculer une image et un récit inspirant pour nouer une relation avec ses clients. Le sport, comme le luxe, est une industrie de l’émotion. Toutes les transactions que nous accompagnons entre l’Europe et les États-Unis contiennent cette recherche de sens. Lors des négociations que nous avons menées aux côtés de Patrice et du Red Star FC, ce point était central. Situé à deux pas de Paris, ce club historique dispose d’un ancrage territorial, d’une histoire et d’une image fortes, qui attire autant les "Parisiens branchés" que les jeunes de Seine-Saint-Denis, l’une des premières régions en Europe et dans le monde par sa capacité à identifier et former de nombreux talents. Ces atouts étaient considérés comme essentiels par l’ensemble des investisseurs étrangers impliqués, qui cherchaient à développer les valeurs du club, dont le message va bien au-delà du code postal du stade.
"À l’instar des grandes opérations industrielles, les deals dans le sport se font de plus en plus complexes et nombreux, ils nécessitent l’intervention de conseils financiers, juridiques, comptables et fiscaux de plus en plus sophistiqués", A. Attar-Rezvani
Georges Saint-Pierre. En tant qu’athlète, j’ai bâti ma marque tout au long de ma carrière. Après ma retraite, j’ai commencé une seconde vie et je suis devenu entrepreneur. Je compare souvent un athlète à une valeur boursière, s’il prend sa retraite après des défaites, sa marque perd de la valeur alors qu’en s’arrêtant à son meilleur niveau, on perd certes de l’argent sur le moment mais on capitalise sur son image pour le reste de sa vie. Savoir s’arrêter au bon moment est primordial pour un sportif professionnel, d’abord pour rester en bonne santé, mais aussi pour être en capacité de saisir les meilleures opportunités professionnelles. Pour un sportif professionnel, l’entourage est aussi prépondérant dans la construction de sa marque. Si l’aspect sportif est vital, nous avons aussi besoin de nous entourer d’un manager, d’avocats ou de fiscalistes, et il peut être facile de faire les mauvais choix. Cela arrive à de nombreux joueurs ou combattants.
Pour ma part, j’ai eu l’opportunité de m’associer à des personnes formidables qui ont pu m’épauler durant mon parcours. Cette équipe constitue les fondations et le noyau dur de ma marque. Pour bien se développer, il est important de pouvoir compter sur elle. Enfin, la marque que l’on forge sur son nom doit transmette des valeurs avec lesquelles on est en accord et auxquelles le public peut s’identifier. En plus d’être difficile, cela prend beaucoup de temps de bâtir son image mais il suffit d’une erreur et de quelques minutes pour l’anéantir. Pour diversifier mes activités, que ce soit dans le textile, dans les spiritueux, dans l’audiovisuel ou la publicité, je m’associe uniquement à des projets, des marques et des investisseurs qui partagent mon authenticité ainsi que mes valeurs. C’est à travers ces valeurs que je porte et qui me tiennent à coeur que ceux qui me suivent peuvent se reconnaître et m’accompagner dans mes différentes aventures, sportives et entrepreneuriales.
Patrice Haddad. Dans le cas du Red Star FC, on peut se demander comment exister aux côtés d’un mastodonte comme le PSG dopé par un fonds souverain aux moyens pharaoniques ? Finalement, on s’aperçoit que dans le monde du sport, à la différence d’autres industries, ce ne sont pas que les moyens qui font la différence mais surtout l’authenticité et les valeurs portées par ses acteurs ainsi que les émotions que suscite le club auprès de ses fans. C’est grâce à cette authenticité, à ces valeurs que la marque « Red Star » trouve sa place, sa singularité, et crée le désir. Bien sûr, il faut aussi des moyens pour se développer mais une fois que notre périmètre et notre implantation sont bien définis, la possibilité d’exister devient une réalité. L’entrée récente de la famille Arnault, actionnaire majoritaire de LVMH, au capital du Paris FC l’illustre bien. Je pense qu’en démontrant qu’à travers notre marque nous exprimons plus que du football, mais aussi la possibilité de diversifier ses activités commerciales, nous avons rendu en partie possible l’arrivée d’un tel acteur dans le football hexagonal.
"Comme toute marque, en tant que sportif, nous cherchons à diversifier nos revenus, à fonder une communauté et à monétiser l’émotion créée à travers nos performances sportives", Georges Saint-Pierre
Comment capitalise-t-on sur les émotions que suscite le sport ?
P. H. Le monde du sport américain évolue sur un modèle totalement différent, sur un type de ligue fermée donc sans relégation ou promotion, où l’argent est redistribué équitablement entre les franchises. En Europe, lorsqu’un club réalise une mauvaise saison, il perd sa place dans la ligue au sein de laquelle il évolue, susceptible d’engendrer une perte d’attractivité et donc de revenus… C’est justement les émotions suscitées par cette part d’incertitude et d’irrationalité dans le sport professionnel que viennent chercher les investisseurs américains en Europe, et notamment en France. Du fait de la professionnalisation du sport et de l’augmentation des prix qui constitue une vraie barrière à l’entrée, ils viennent sur le Vieux Continent pour s’acheter une part de l’émotion que nous créons et de la ferveur de nos supporters. Ainsi, lorsque des investisseurs se présentent, il ne tient qu’à nous de raconter notre histoire, vieille de 120 ans dans le cas du Red Star FC, pour révéler tout le potentiel que nous offrons en plus des simples ratios financiers, tout en préservant notre modèle. Nos supporters sont les gardiens de nos valeurs et de l’héritage que constitue ce club à travers les années. Malgré tout l’argent qu’un investisseur peut y mettre, il ne lui appartient jamais. Le sentiment de propriété des fans est toujours plus fort.
"Dans le monde du sport, ce ne sont pas que les moyens qui font la différence mais surtout l’authenticité et les valeurs portées par ses acteurs ainsi que les émotions que suscite le club auprès de ses fans", Patrice Haddad
Pour capitaliser sur ces aspects, nous avons insisté sur l’aspect créatif et sur notre vision du territoire de la Seine- Saint-Denis mais aussi sur le vivier incontournable de joueurs sur lesquels nous pouvons compter. C’est pourquoi, afin de développer notre singularité, ma première initiative fut de lancer le Red Star Lab, une passerelle entre le sport et la culture, véritable pilier d’un club sur lequel celui-ci peut s’appuyer pour valoriser son territoire. Un territoire défavorisé mais aussi le plus jeune de France. À travers cette infrastructure, nous souhaitions nous positionner comme un relais culturel et d’éducation pour mettre en valeur le talent de nos jeunes. Ces dimensions humaines, sociales et culturelles s’inscrivent comme les maîtres mots du développement de la marque "Red Star". C’est ainsi que l’on crée un sentiment d’appartenance, dans la région mais aussi à l’échelle nationale ou internationale, permettant au public de s’identifier à nos valeurs. Contrairement à d’autres industries, le sport s’inscrit comme un vecteur culturel et social dont les répercussions dépassent les limites du terrain.
G. S.-P. Le sport a en effet une dimension philosophique. Bien sûr, les victoires ne sont pas remportées par les émotions suscitées mais bien par les choix objectifs que l’on peut faire. Cependant, il inspire des sentiments subjectifs que l’on ne retrouve que dans cette activité et sur lesquels les acteurs de cette industrie, sportifs comme clubs, peuvent capitaliser. Aujourd’hui, si je souhaite communiquer avec mes fans, je peux instantanément prendre mon téléphone et générer des revenus avec un post sur Instagram ou un tweet. Comme toute marque, en tant que sportif, nous cherchons à diversifier nos revenus, à fonder une communauté et à monétiser l’émotion créée à travers nos performances sportives. L’offre doit être digitalisée pour élargir la base de clients. Ce sont des ressorts que connaissent toutes les autres industries et qui démontrent une nouvelle fois combien le sport s’est métamorphosé.
Je rejoins Patrice aussi sur l’importance de l’aspect créatif et artistique. Avec le MMA, qui signifie "Mixed Martial Arts", cela démontre à quel point ce dernier aspect constitue un des trois piliers de ce sport. La dimension artistique s’illustre en remportant un combat par un coup efficace, un beau geste ou une belle prise au sol et permet d’exprimer des mouvements incroyables qui impressionnent notre audience. Par la variété des techniques, on suscite l’intérêt de notre public et donc de nouvelles émotions qui vont permettre de fidéliser notre base de fans mais aussi d’atteindre une cible plus large, qui n’est pas forcément connaisseuse de ce sport, mais qui peut être impressionnée par nos prouesses physiques et ensuite se muer en client potentiel.
"Aujourd’hui, les investisseurs considèrent le sport comme une industrie et, à ce titre, développent une nouvelle économie à travers la création de marques et le développement de contenus pour être au plus près des attentes de leurs clients", Stéphane Benichou
S. B. C’est intéressant parce que Georges parle d’audience pour parler de son public, ce qui le place au même rang que des chanteurs, des acteurs ou des influenceurs qui créent du divertissement et gèrent leur communauté. Les sportifs sont des artistes au même titre et ont les mêmes projets de ponts commerciaux avec les marques ou encore, à travers des propositions cinématographiques, culturelles ou musicales. Tout l’environnement du sport européen est amené à se positionner sur le virage nord-américain du "sport Entertainement".
L’écosystème financier et juridique est-il assez développé en France et en Europe pour accompagner ce mouvement de transformation et de développement du sport ?
A. A.-R. Le sport s’inscrit comme une industrie de premier plan, dont les acteurs doivent penser à diversifier les revenus qu’ils génèrent. En France, les conseils dédiés à l’industrie du sport, qu’ils soient juridiques, financiers ou stratégiques, ne sont pas encore assez présents. Il y a bien quelques structures généralistes de conseils ou d’audits qui peuvent travailler à l’occasion sur des dossiers de sport, mais pas d’acteurs spécialisés ni de pratique qui s’y consacre comme cela peut être le cas dans les pays anglo-saxons.
S. B. C’est notamment la raison pour laquelle j’ai créé la première banque d’affaires spécialisée en France à l’intersection du sport, des médias et du digital, le Sport Investment Studio, et que nous travaillons main dans la main avec Arash sur différents dossiers. Concernant l’écosystème financier, l’une des différences notables observées entre l’Europe et les États-Unis tient aux moyens de financement des acteurs du monde du sport. En effet, les investisseurs ont accès à beaucoup plus de solutions outre-Atlantique, qu’elles soient classiques ou structurées, ce qui leur permet de créer des couches de financement pour atteindre des valorisations très élevées. Mais cela est en train d’évoluer en Europe, avec des acteurs qui se positionnent.
P. H. En Europe, la disparité des réglementations entre les différents pays contrarie le financement et le développement de l’industrie du sport. Si en Premier League, beaucoup de family offices et de fonds d’investissement sont présents dans le sport, et que l’Italie a choisi de ne pas réguler les investissements étrangers, il en va autrement dans d’autres pays européens. En effet, l’Allemagne a par exemple limité l’actionnariat des clubs à 49 % de participations étrangères. Cette décision bloque ainsi la prise de pouvoir d’un propriétaire non-allemand mais permet tout de même l’arrivée de nouveaux financements étrangers, en garantissant aux marques de profiter de la renommée de grands clubs. Au milieu de cet écosystème juridique européen épars, la France est l’enfant pauvre du Vieux Continent. Aucun fonds d’investissement français spécialisé n’émerge pour le moment. Le modèle français doit trouver sa propre régulation attractive pour les investisseurs.
"Nous sommes à même d’accompagner tout type d’acteurs de l’industrie sportive dans ses opérations de financement, de croissance, mais également de développement", A. Attar-Rezvani
A. A.-R. À l’instar des grandes opérations industrielles, les deals dans le sport se font de plus en plus complexes et nombreux, et nécessitent donc l’intervention de conseils financiers, juridiques, comptables et fiscaux de plus en plus sophistiqués. Un cabinet comme Skadden est actif depuis de nombreuses années dans le domaine du sport, ayant été le conseil privilégié du Chelsea FC pendant près de vingt ans ou encore plus récemment en ayant été impliqué dans le transfert de Lionel Messi à l’Inter Miami. Fort de cette connaissance de l’industrie sportive et d’une grande expertise technique héritée de notre expérience des opérations complexes à forts enjeux financiers et réglementaires, un cabinet comme Skadden est aujourd’hui à même d’accompagner tout type d’acteurs de l’industrie sportive dans ses opérations de financement, de croissance, mais également de développement. Nous sommes aux prémices d’un mouvement de fond et je pense que d’ici cinq à dix ans, le modèle sera complètement renversé. Il reste un travail important à réaliser, que ce soit au niveau de l’État pour aménager la réglementation, ou au niveau des acteurs privés par le biais d’une prise de conscience de la valeur et du potentiel de ce marché.
Propos recueillis par Tom Laufenburger