Depuis le 1er avril, les entreprises confrontées à des demandes de discovery de la part d’autorités étrangères doivent désormais passer par le guichet unique du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), rattaché à la Direction générale des entreprises. Délais, sanctions, moyens… Joffrey Célestin-Urbain, chef du Sisse, nous présente la réforme pensée pour raviver la loi de blocage et répond aux inquiétudes des entreprises.

Décideurs Juridiques. La loi de blocage existe depuis 1968. Bercy a récemment décidé de la raviver, après plus de cinquante ans de quasi-sommeil. Pourquoi ?

Joffrey Célestin-Urbain. Ces dernières années ont été celles d’un retour de l’extraterritorialité, avec l’adoption aux États-Unis du Cloud Act. Le texte contourne les mécanismes d’entraide juridique et permet un accès direct à des données potentiellement sensibles en Europe. Il a suscité une prise de conscience politique en France. Nous avons cherché à développer un mécanisme pour contrer l’effet de cette loi. Bruno Le Maire parlait de "réponse double" : une réponse juridique et une réponse technologique,  qui passe par le développement de clouds français ou européens. Si l’on veut être sérieux sur l’extraterritorialité, il faut assumer de monter au rapport de forces normatif pour faire respecter nos règles de droit. Réaffirmer notre souveraineté juridique doit passer par là. C’est ce que nous faisons avec cette réforme du dispositif créé par la loi de 1968.

"Si l’on veut être sérieux sur l’extraterritorialité, il faut assumer de monter au rapport de forces normatif pour faire respecter nos règles de droit"

Vous avez opté pour la voie du décret et de l’arrêté. Pour quelle raison ?

C’est une approche qui peut sembler modeste mais notre priorité était de rendre le mécanisme utile, en instaurant un guichet unique, le Sisse, et en donnant des repères aux entreprises, sur la procédure et sur ce qu’est une donnée sensible. Les entreprises, à travers le Medef et l’Afep, ont été consultées tout au long de la procédure, et ont produit un guide très pédagogique sur les informations sensibles.

Pouvez-vous nous présenter le Sisse ? De quels moyens disposez-vous ?

Le Sisse a été pensé comme un canal unique pour les entreprises pour la loi de 1968. Deux personnes sont affectées à la mise en œuvre de la loi de 1968 au Sisse, avec un directeur de projet qui chapeaute le tout. Ces personnes n’étaient pas là il y a deux ans, l’État a compris qu’il fallait ouvrir ces postes pour remplir notre mission, nous avons réussi à créer la cellule. L’avenir nous dira si le dispositif est bien dimensionné au regard de l’évolution du nombre de dossiers et leur complexité.

Le Sisse n’a pas seulement une fonction de guichet, il peut aussi rendre des avis. À la fin, le juge conserve évidemment le pouvoir d’interprétation, mais avant le décret, les entreprises recevaient seulement un rappel à la loi. Ces avis sont versés à la procédure. Nous travaillons aussi avec d’autres ministères, notamment celui de l’Europe et des Affaires étrangères et celui de la Justice, mais aussi avec certaines autorités. Nous voulons être sûrs d’avoir un consensus avant de rendre un avis.

"Notre priorité était de rendre le mécanisme de blocage utile, en instaurant un guichet unique, le Sisse"

Avez-vous le sentiment que les entreprises se tournent davantage vers vous ?

J’ai le sentiment que les entreprises jouent le jeu. La réforme a été construite avec elles. Nous observons une tendance de croissance des dossiers, avec en moyenne une dizaine de dossiers par an. Les entreprises viennent désormais nous voir avec des informations qui relèvent de l’article 1 et de l’article 1 bis, y compris donc quand elles ont un doute sur la sensibilité des données. Ce sont des grands groupes ou des PME aux activités internationales.

Les entreprises peuvent voir cette loi de blocage comme une double peine avec d’un côté, la pression des autorités étrangères et de l’autre, le risque de sanction en France si elles ne respectent pas la procédure. Que prévoit le décret sur la question des sanctions ?

Lorsque nous avons discuté avec les entreprises, l’objectif était de fabriquer le décret et l’arrêté avec elles, pas contre elles. Nous avons préféré écarter, à ce stade, l’idée de renforcement des sanctions. Le but est d’intéresser les entreprises à la réussite de la réforme, de les encourager à venir nous voir. C’est une approche d’accompagnement, destinée à faciliter l’invocation de la loi et des protections qu’elle offre. Cette approche s’inscrit aussi bien évidemment dans le cadre de la loi pénale et des obligations qu’elle prévoit en cas d’infraction.

Que répondez-vous aux entreprises qui trouvent la procédure trop contraignante, en matière de délais ou de mise en conformité ?

Les dossiers sont souvent complexes. Il y a de la diplomatie, du juridique, du judiciaire, de l’économique, de l’analyse de données. Le délai d’un mois que nous nous imposons est déjà relativement court. Dans la pratique, que les entreprises se rassurent, rien n’est complètement figé, nous essayons de nous adapter, d’aller plus vite en cas d’urgence. Les entreprises ne doivent pas voir ce délai comme un facteur bloquant. Nous avons tout fait pour que ce soit très simple. Peut-être que la nouveauté joue, mais peut-être aussi que ce qui les freine, c’est la crainte de s’exposer et l’incertitude. Nous voulons les rassurer : nous ne sommes pas dans une logique punitive. Nous sommes là pour les aider à se mettre en conformité, pour leur dire comment appliquer la loi de blocage.

"Les entreprises ne doivent pas voir nos délais comme un facteur bloquant"

Et aux entreprises qui réclament plutôt le legal privilege, que dire ?

Du point de vue de la sécurité économique et des risques de captation d’informations sensibles, protéger les avis juridiques se comprend. Mais c’est un sujet délicat dans son ensemble. Il n’est pas non plus évident de faire une réforme visant le legal privilege tout en préservant le pouvoir d’enquête des administrations. Avec le décret et l’arrêté, nous ne sommes peut-être pas allés au bout de ces questions de souveraineté. Néanmoins, la priorité était de faire marcher la réforme de la loi de blocage. L’avenir nous dira si le mécanisme a fonctionné. Pour les prochains mois, voyons comment vit la réforme.

L’initiative du Sisse inspire-t-elle d’autres pays, en Europe ou ailleurs ?

Sur l’extraterritorialité, l’Europe doit effectivement se saisir du sujet. Nous commençons à être contactés par d’autres ministères européens qui sont curieux de savoir comment fonctionne le Sisse. Certains pays asiatiques nous montrent également de l’intérêt. L’expérience du Sisse en matière de sécurité économique et de protection des informations sensibles est inédite.

Que faire, en plus du Sisse, pour renforcer le poids juridique de la France ou de l’Europe ?

Il faut convertir le poids économique de l’Europe en poids juridique. L’Europe doit adopter des législations offensives. D’autres grandes puissances se sont réarmées au plan juridique dans de nombreux domaines, pour pouvoir davantage peser dans la guerre économique. À 27, fabriquer du consensus n’est pas toujours facile car tous les États membres n’ont pas la même conception de l’urgence à passer à l’offensive, mais la prise de conscience a eu lieu, et le chantier de la lutte contre la coercition économique par le droit est désormais lancé à Bruxelles.

Propos recueillis par Olivia Fuentes

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