Par Hippolyte Marquetty, avocat associé, et Maud Picquet, avocat. Stasi Chatain & Associés
Établi à la suite de l’affaire Cahuzac, le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière conforte bien l’idée selon laquelle les avancées législatives doivent souvent autant aux scandales qui les légitiment qu’elles en pâtissent, tant le débat parlementaire y afférent peut se révéler source de propositions insuffisamment réfléchies.

Principalement destiné à lutter contre la fraude fiscale, qu’un rapport du syndicat national Solidaires Finances publiques estimait en janvier?2013 à une somme comprise entre 60 et 80?milliards d’euros par an (1), le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière vient d’être adopté, le 5?novembre dernier, dans sa version définitive.
Aujourd’hui soumis au Conseil constitutionnel, ce texte comprend de nombreuses mesures fortes, dont on donnera quelques exemples, avant de présenter brièvement la mesure phare de création d’un procureur de la République financier national et de souligner la précipitation avec laquelle certains amendements ont pu être adoptés.

Le renforcement des mesures de lutte contre la fraude fiscale
Reposant sur le principe selon lequel «?un euro récupéré sur la fraude est un euro d’impôt en moins?» (2), une série importante de mesures a été adoptée, dans le sens d’un accroissement des sanctions (création d’une circonstance aggravante de bande organisée et de faits commis au moyen de comptes ou entités détenus à l’étranger, punie d’une peine de 7 années d’emprisonnement et de 2?millions d’euros d’amende), du renforcement des moyens de contrôle de l’administration fiscale (autorisation pour le fisc d’exploiter les informations d’origine illicite ; possibilité d’utiliser des «?techniques spéciales?» d’enquête telles que l’infiltration, la sonorisation ou la garde-à-vue de 4 jours en cas de fraude fiscale aggravée) ou encore d’un encouragement du contentieux (allongement de 3 à 6 ans du délai de prescription des infractions pénales en matière fiscale ; protection des «?lanceurs d’alerte?» (3) dénonçant un crime ou délit commis au sein d’une entreprise ou d’une administration) (4).

La création d’un procureur de la République financier national
Présenté comme «?la clé de voûte de l’amélioration de la lutte contre la corruption et la délinquance économique et financière?», l’institution du procureur de la République financier s’est imposée malgré l’opposition du Sénat, qui préconisait l’extension des compétences dévolues aux juridictions spécialisées existantes, et les réticences de certains membres du corps judiciaire, privilégiant notamment le renforcement des moyens mis à la disposition de ces institutions (5). L’Assemblée nationale pour sa part a considéré que cette institution serait la seule à pourvoir à la nécessité d’une autonomie des moyens dédiés à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et au besoin d’incarnation de la lutte contre cette délinquance (6). Les affaires de cette nature seront désormais poursuivies par un parquet à compétence nationale, rattaché au tribunal de grande instance de Paris, mais distinct du parquet de Paris, placé hors hiérarchie et assisté d’enquêteurs spécialisés et formés à la technicité des investigations à conduire dans ce type d’affaires. Le procureur de la République financier exercera plus précisément ses fonctions, soit concurremment avec les juridictions interrégionales spécialisées (s’agissant notamment des atteintes à la probité telles que la corruption, le trafic d’influence ou le favoritisme, dans les affaires d’une grande complexité ; des délits d’escroquerie lorsqu’ils portent sur la taxe sur la valeur ajoutée ; des délits de fraude fiscale complexe ou commise en bande organisée ; du blanchiment de l’ensemble des infractions susvisées), soit, de manière exclusive, en héritant de certaines compétences du parquet de Paris, pour les délits d’atteintes à la transparence des marchés (délits d’initié, délits de diffusion d’informations fausses ou trompeuses et délits de manipulation de cours), à l’exception des délits de manipulation d’indice.

Une précipitation regrettable
Force est toutefois de constater que la réforme a été enrichie par de nombreux amendements déposés avec une évidente précipitation. Deux illustrations parmi d’autres. D’abord, l’amende encourue par les personnes morales, qui ne correspondra plus seulement au quintuple de l’amende encourue par les personnes physiques, mais également, pour les délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement et dans l’hypothèse où serait constaté un profit direct ou indirect, à une somme pouvant aller jusqu’à 10?% du chiffre d’affaires de la personne morale (voire 20?% pour les crimes), calculé sur les 3 derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date des faits. Bien que les débats aient mis en lumière l’absence d’étude d’impact relative à une telle mesure, les parlementaires ont choisi de soutenir cet amendement, qui non seulement apparaît imprécis (qu’est-ce qu’un profit indirect ? faudra-t-il prendre en compte tout le chiffre d’affaires d’une société qui peut avoir différentes activités ?), mais encore semble distendre de manière excessive le lien entre l’infraction et la sanction, en l’absence de toute référence au bénéfice retiré (7). Deuxième exemple : la «?spectaculaire?» (8) tentative de consécration et généralisation de la jurisprudence reportant le point de départ du délai de prescription de certains délits, lorsqu’ils ont été dissimulés (9). Initiée en matière d’abus de confiance (10), cette jurisprudence, pourtant contraire à l’article 8 du Code de procédure pénale selon lequel les délits se prescrivent par trois années révolues à compter de la date de leur commission, n’a eu de cesse de s’étendre à d’autres délits, tels le détournement de fonds publics (11), et l’abus de biens sociaux (12). Aboutissant à une quasi-imprescriptibilité, il est fort opportun qu’elle n’ait été davantage étendue, la raison ayant sur ce point prévalu, pour l’instant…

1-AN – n° 1125, Avis par Mme Sandrine Mazetier.
2- Communiqué de presse du 5 novembre 2013, n° 891.
3-Le Conseil national des barreaux s’était d’ailleurs ému de cette incitation à la délation dans une motion des 14 et 15 juin 2013.
4-Pour une vue rapide des mesures, voir supra note 2.
5-W. Roumier, Droit pénal n° 6, juin 2013, alerte 37.
6-Rapport du Député Y. Galut devant l’AN en nouvelle lecture.
7-A la différence par exemple des amendes fixées pour le délit d’initié, qui fait explicitement référence au profit réalisé.
8-D. Rebut, Bulletin Joly Sociétés, 1er octobre 2013, n° 10, p. 222.
9-Article 9 quater du projet de loi adopté en première lecture.
10-Crim., 4 janvier 1935, Gaz. Pal. 1935, I, jurisprudence, p. 353.
11-Crim., 2 décembre 2009, Bull. 2009, n° 204.
12-Crim., 5 mai 1997, Bull. 1997, n° 159.

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