En 2022, Orpea (rebaptisé Emeis) a fait face à un scandale à la suite de la publication du livre Les Fossoyeurs, qui dénonce de graves défaillances dans les maisons de retraite. Ce qui a entraîné une chute du cours de Bourse du spécialiste de la dépendance. Des investisseurs ont décidé de poursuivre en janvier l’ancien conseil d’administration du groupe. Retour sur cette action collective - qui réunit plus de 450 actionnaires - avec Kévin Romanteau, fondateur du Collectif des actionnaires d’Orpea et de Whitelight Capital, et Tristan Girard-Gaymard, avocat associé chez Bruzzo Dubucq.
K. Romanteau (Collectif des actionnaires d'Orpea) : "La place de Paris a un problème de dynamisme à cause de ses soucis de gouvernance"
Décideurs. Pourquoi avoir fondé un collectif pour poursuivre l’ancien conseil d’administration d’Orpea ?
Kévin Romanteau. J’ai passé plusieurs années en banque d’investissement, chez BNP Paribas, Société Générale puis Citi Bank. Grâce à ces expériences, j’ai pu travailler sur des sujets liés à l’activisme actionnarial. J’ai notamment défendu Suez contre Amber Capital en 2019. J’ai écrit plusieurs papiers de recherche sur le sujet ce qui m’a valu de conseiller le ministère de l’Économie et des Finances sur le sujet. Depuis que j’ai fondé le fonds Whitelight Capital, je suis passé de l’autre côté de la barrière. En 2024, j’ai décidé de travailler sur Orpea, dossier qui me touchait en tant qu’investisseur mais aussi pour la portée sociale qu’il recouvre. Les maisons de retraite c’est un sujet qui nous touche tous ou qui nous touchera tous. Le collectif que j’ai créé vise à regrouper des investisseurs qui pourront faire valoir leurs droits. Nous en avons approché près de 3 500. Pour l’instant, 450 ont répondu à notre appel (chiffre au 6 janvier, ndlr).
Vous dénoncez des problèmes de gouvernance. De quel ordre sont-ils ?
Kévin Romanteau. Le conseil d’administration est là pour représenter les investisseurs et faire le lien avec les managers. Si le board n’est pas capable de porter un jugement à l’égard du management, la confiance est rompue. Les investisseurs y voient un manque de transparence et ne veulent plus s’engager. La place de Paris a un problème de dynamisme à cause de ses soucis de gouvernance. On ne peut pas relancer le marché des introductions en Bourse si l’on n’attire pas de capitaux. Mon objectif ? Redonner à la finance ses lettres de noblesse, notamment sur la place parisienne, à travers une action qui montre que l’on peut faire des choses positives avec un angle social.
Pourquoi avoir choisi l’action collective comme mode de défense de l’intérêt des actionnaires ?
Tristan Girard-Gaymard. C’est l’arme qu’on espère la plus efficace pour obtenir justice. Cette action est tournée vers la défense des actionnaires qui, jusqu’à présent, sont les grands oubliés d’Orpea. Il y a eu des tentatives d’actions en justice qui ont toutes échoué, soit parce qu’elles étaient mal dirigées, soit parce qu’elles étaient mal fondées. L’action que nous menons aujourd’hui est inédite en France. À notre connaissance, aucun collectif d’actionnaires n’a jamais intenté d’action indemnitaire en responsabilité contre un ancien conseil d’administration.
"Il est plus facile de démettre de ses fonctions un dirigeant et de demander réparation pour des préjudices commis aux États-Unis"
Les investisseurs savent qu’ils prennent des risques en allant en Bourse et que l’aléa humain existe. En quoi le cas d’Orpea diffère-t-il des risques habituellement acceptés par les actionnaires ?
Tristan Girard-Gaymard. En Bourse, il existe certes un aléa qui tient au dynamisme des marchés et échappe à toutes les prévisions mais ce n’est pas parce qu’on investit en Bourse qu’on ne peut pas demander réparation lorsqu’il y a eu ce que l’on appelle une perte de chance. En tant que société cotée, Orpea communique des informations au marché sur sa gouvernance, sa façon d’appréhender les risques, ses actions RSE, etc. Elle avait vendu une croissance durable aux investisseurs et des hautes valeurs humaines. Les actionnaires ont investi en se fondant sur ces informations.
Kévin Romanteau. Quand un administrateur entre en fonction, il a toute la liberté de discuter avec les différentes personnes de l’entreprise pour contrôler les dossiers. Orpea avait une rentabilité supérieure à ses compétiteurs et personne n’a questionné ce point. Pourtant, cette rentabilité se faisait au détriment des résidents et, à long terme, des investisseurs. Quand des informations dénonçant les pratiques ont commencé à circuler, ils ont continué à voter en faveur du management. Si l’on compare ce qui se passe en France avec les États-Unis, on se rend compte qu’il n’y a pas de class action à proprement parler. Outre-Atlantique, il est plus facile de démettre de ses fonctions un dirigeant et de demander réparation pour des préjudices commis. Notre pays est très en retard sur le sujet.
Que va-t-il se passer dans les prochains mois ?
Tristan Girard-Gaymard. Une procédure va être intentée devant le tribunal de commerce de Paris d’ici à fin janvier. Il s’agit d’une procédure indemnitaire qui vise à demander réparation aux administrateurs et aux commissaires aux comptes. Selon toute vraisemblance, elle va durer entre 18 et 24 mois.
"Les mutations du droit naissent dans les prétoires"
Qu’attendez-vous de la justice ?
Tristan Girard-Gaymard. D’abord des dommages et intérêts. Ensuite, si la décision reconnaît les fautes et indemnise les actionnaires, elle fera jurisprudence. Elle enverra un signal d’alerte qui indiquera clairement aux administrateurs de sociétés cotées ou non qu’ils ont des devoir envers les actionnaires. Ils doivent s’émouvoir, alerter et prendre des décisions dans l’intérêt de la société et des investisseurs. Une telle décision fera peut-être aussi bouger les lignes en poussant le législateur à modifier certains textes. Les mutations du droit naissent dans les prétoires.
Sur quels points attendez-vous des modifications ?
Kévin Romanteau. Le droit français donne quelques lignes directrices sur le rôle des administrateurs. Ils doivent "gérer la société dans son intérêt social en prenant en considération les aspects sociaux et environnementaux de son activité". Cette formule s’arrête peut-être à mi-chemin. Nous avons toujours intérêt à avoir les textes les plus précis possibles pour sécuriser les deux côtés. Les administrateurs doivent avoir conscience des devoirs qui pèsent sur eux.
Propos recueillis par Olivia Vignaud