Pourquoi dissoudre l’Assemblée nationale en position de faiblesse ? Pourquoi des partis qui se détestent s’allient-ils ? Pourquoi d’autres votent-ils contre des mesures défendues par leurs propres candidats ? Le monde politique semble basculer dans l’irrationnel. Pour le philosophe Raphaël Enthoven, cela n’est ni nouveau ni grave.

Cet entretien est une retranscription de Temps long. Diffusée sur BSmart 4 Change, l'émission donne chaque mois la parole à une personnalité du monde politique et intellectuel. Objectif, aller au-delà de la langue de bois et des éléments de langage pour analyser les signaux faibles qui feront le monde de demain.

Décideurs. La politique est-elle par nature rationnelle ou irrationnelle ?

Raphaël Enthoven. Est rationnelle une chose à laquelle on peut imposer le filtre de la raison. Mais la politique déjoue bien souvent les phénomènes de compréhension. Dans une démocratie, un dirigeant est par nature amené à suivre le sens du vent. En cela, ne prenant jamais de risques, il aura un comportement que l’on peut prévoir et qui est par nature rationnel car guidé par une ligne directrice : la conquête du pouvoir.

Agir comme une girouette ou "retourner sa veste toujours du bon côté" est donc rationnel ?

Absolument. En France, le PS est un cas intéressant. Le parti a besoin de la France insoumise pour se faire élire dans un système au scrutin majoritaire, tout en ayant besoin du bloc central pour obtenir des ministères. Cela conduit de fait à une attitude que l’on peut qualifier de rationnellement indécise : quand les élections législatives approchent, il s’allie avec les Insoumis puis, au nom d’arguments qu’il feint d’avoir trouvés, il s’en éloigne. Sur le plan philosophique c’est rationnel, mais ce n’est pas forcément le signe de la grande politique.

D’une certaine manière, il est logique et pas si grave d’être irrationnel en politique, cela a toujours été le cas. On peut prédire le comportement des socialistes car ils sont vénaux, tout simplement ! Inversement, ce que l’Histoire peut qualifier de "grande politique" est de prime abord irrationnel.

"Dans une démocratie, un dirigeant est par nature amené à suivre le sens du vent"

Quel exemple avez-vous en tête ?

Lorsque Helmut Kohl a réunifié RDA et RFA, certains disaient : "C’est une folie, vous allez créer des millions de chômeurs en instaurant la parité des marks." Il l’a pourtant fait. D’une certaine manière, il a gouverné en transcendant la rationalité. En somme, l’irrationalité d’une décision politique peut être le propre d’une grande politique. La lâcheté a toujours de bons arguments pour elle. Quelqu’un qui ne veut pas s’engager contre le régime de Vichy a d’excellentes raisons de ne pas le faire.

Mais le courage n’obéit parfois à aucune raison. En cela, il est le propre des hommes d’État. Il y a un moment où gouverner la nation impose, au lieu de réfléchir, de pondérer et de prendre la mesure de la conséquence de ses actes, d’opter pour une décision qui prend le contre-pied de l’opinion générale. L’abolition de la peine de mort ou l’Appel du 18 juin sont de bons exemples.

Il existe aussi des cas de figure où l’utilisation de la rationalité sert à minimiser des actes barbares…

Il faut parfois éviter de tomber dans ce que l’on appelle "l’explicationnisme", c’est-à-dire le goût de vouloir tout expliquer. Par exemple, le 7 octobre il y a eu des tas de gens pour expliquer ce qu’il s’est passé de façon de prime abord rigoureuse. Ce qui est une manière rhétorique de noyer la gravité d’un pogrom dans un tissu causal où le drame perd tout son relief. Je ne dis pas que le 7 octobre n’a pas de causes, mais il n’est pas réductible aux causes qu’on peut lui trouver. Il faut donc parfois se méfier d’une modalité de la rationalité en politique qui consiste, au nom de l’explication, à ne pas être attentif à la gravité d’un événement.

Dans les démocraties, les fake news prolifèrent. Leurs auteurs sont-ils conscients de ce qu’ils font ?

C’est horrifiant de voir que certains défendent ou affirment des faits qu’ils savent irréels. Par exemple, en octobre 2023 a eu lieu une explosion dans l’hôpital Al-Ahli de Gaza. Le Hamas évoque 500 morts dans un bombardement israélien. Immédiatement, les Insoumis, en bons petits télégraphistes, reprennent l’information. Quelques heures plus tard, on apprend que ce n’est pas un bombardement, mais une roquette dont on ne connaît pas la provenance tombée sur un parking. Or, une fois que le bilan et les circonstances de l’attaque furent officiellement démenties, les Insoumis ont laissé leurs posts.

C'est horrifiant de voir que certains défendent ou affirment des faits qu'ils savent irréels. Un dirigeant qui veut volontairement tromper est imperméable à tout argumentaire et quitte le cercle de la raison

Nous sommes sur du rationnel, car relayer une fake news sert un agenda politique et électoral. Mais on plonge aussi dans l’irrationnel puisque des gens vont défendre ce qu’ils savent faux. Du reste, quelqu’un qui veut volontairement tromper est imperméable à tout argumentaire et, de ce fait, quitte le cercle de la raison. On tombe alors dans la cécité volontaire, c’est-à-dire le désir de ne voir que ce que l’on croit.

Autre exemple, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris. Les Insoumis ont clamé que le nombre de personnes dans la rue était de 150 000. Or, le cabinet Occurrence donnait le chiffre de 14 000, ce qui était déjà beaucoup. Les images montraient que l’on était plus proche de 14 000 que de 150 000. Les députés qui relayaient la fake news savaient qu’ils mentaient, les militants et les manifestants aussi. Mais les uns et les autres communiaient dans le désir que le mensonge soit réel. C’est là que nous sommes au cœur de la servitude volontaire.

Les personnes dont l’idéologie est si forte qu’elle empêche tout débat sont donc les pires ?

D’une certaine manière oui, puisque l’éthique de la discussion est compromise. Imaginons que nous soyons vous et moi en désaccord, nous serions probablement prêts à échanger des arguments, à essayer de se comprendre, et cela pourrait conduire à un enrichissement mutuel. Mais comment dialoguer sereinement avec quelqu’un qui sait que ce qu’il dit est faux ?

Certains responsables politiques pensent qu’ils sont capables de tout contrôler et que leurs actions permettront de tout résoudre. N’est-ce pas une preuve d’irrationalité ?

Dans Le Prince, Machiavel explique que le dirigeant contrôle environ la moitié des éléments, le reste lui échappe. Cette idée est stoïcienne car la liberté du prince consiste à ne pas dépendre de ce qui ne dépend pas de lui. Mais elle est aussi volontariste dans la mesure où le prince serait coupable de ne pas faire tout ce qu’il peut là où son influence est effective. L’hubris consistant à se croire omniscient est la marque de fabrique des populistes…

Ceux qui pensent pouvoir tout contrôler tombent dans l’hyper individualisme et l’histrionisme. C’est par exemple le cas de Donald Trump qui ne s’est jamais élevé à la hauteur de sa fonction présidentielle.

Il a fait du statut de président un outil à sa propre gloire Qu’est-ce qu’un histrion en politique ?

Dans ses derniers cours au Collège de France, Michel Foucault établit la notion du populisme avant l’heure. Il fait la différence entre le "véridire" qui consiste à dire la vérité même si elle ne plaît pas et le "franc-parler", soit le fait de dire les choses de manière crue en pensant s’exprimer comme tout le monde ou plutôt en présumant que tout le monde parle ainsi. Mais il est possible d’enchaîner les mensonges et les contre-vérités en recourant au franc-parler. C’est cela l’histrionisme. Cette notion se manifeste par la volonté de subordonner le sort de l’État à ses désirs personnels. Le "véridire" c’est Churchill, le franc-parler, Donald Trump ou Jean-Luc Mélenchon.

"Utiliser le franc-parler pour relayer des mensonges est caractéristique du populisme"

Il y a vingt ans, un Donald Trump ou un Jean-Luc Mélenchon auraient été totalement marginalisés. Que s’est-il passé ?

La démocratie produit une conséquence délétère qui consiste à penser que l’égalité des droits est une égalité des compétences. Automatiquement, un simple citoyen peut soutenir qu’il est tout aussi compétent qu’un professionnel. À partir de là, nous avons des personnes qui accèdent à des responsabilités tout en étant des citoyens arrogants et irrationnels. Or, si nous avons des droits égaux, nous n’avons pas des compétences égales.

Mais pourquoi accèdent-ils de plus en plus aux responsabilités ? Les citoyens sont-ils plus stupides qu’avant ?

Les réseaux sociaux jouent un grand rôle dans l’affaire. Ils donnent le sentiment que ce que l’on croit est peut-être vrai. À cause d’eux, les dirigeants politiques demeurent les simples individus qu’ils doivent, dans la mesure du possible, cesser d’être quand ils incarnent une fonction. Il est frappant de constater que l’on a changé d’époque.

"Naguère remparts contre les tyrannies, les réseaux sociaux deviennent leur bras armé"

Naguère remparts contre les tyrannies, les réseaux sociaux deviennent leur bras armé. On a coutume de dire que, avec les réseaux sociaux, le mur de Berlin n’aurait pas tenu une semaine. Mais aujourd’hui, les réseaux sociaux tendent à pourrir la démocratie. Ce sont des lieux supposés d’ouverture et de débats qui deviennent des espaces de censure, de manipulation. Sans compter le fait que, désormais, des gouvernements autoritaires créent ou mettent la main sur les réseaux sociaux comme en Chine ou en Russie.

En France, la chute du niveau scolaire et des compétences en logique est-elle une aubaine pour les populistes et les irrationnels de tout bord ?

Je ne sais pas. La baisse réelle du niveau scolaire entre en concurrence avec le fait que l’information et le savoir n’ont jamais été aussi accessibles. Je suis réservé à l’idée d’affirmer que notre époque serait en moins bon état que la précédente. Les gens se détestaient de la même manière, Roger Salengro a été acculé au suicide à la suite de cabales de la presse d’extrême droite avec des méthodes qui sont les mêmes que celles que l’on retrouve aujourd’hui en ligne. Les opposants à Socrate, par exemple Thrasymaque, le faisaient taire à coups d’insultes en refusant de parler avec lui. C’est exactement la méthode des réseaux sociaux aujourd’hui.

"Je suis réservé à l'idée d'affirmer que notre époque serait en moins bon état que la précédente"

Comment améliorer le fonctionnement de la démocratie ?

Dans une démocratie, ce qui est dangereux c’est l’abandon de toute volonté de discussion. Chaque fois que l’on permet aux gens de dialoguer, c’est la liberté collective qui avance. Instaurer cette éthique du débat et de la discussion, c’est justement le but de Franc-Tireur.

Pourtant, le journal semble clivant et suscite des critiques parfois irrationnelles…

Nous cherchons à instaurer un peu de rationalité là où on a perdu la tête. Le problème, et je le constate à chaque numéro, c’est que Franc-Tireur envoie des coups de boule. Nous avons beau prôner le débat, nous sommes confrontés à des gens qui veulent si peu dialoguer que nous sommes toujours en position de bataille. Cela en dit long sur l’époque. Franc-Tireur n’essaie pas de promouvoir une doctrine mais de défendre l’éthique de la discussion. Dans les faits, il y a des idées que l’on exclut : le populisme, la démagogie, la falsification des paroles n’ont pas de place dans nos colonnes. De facto, nous nous sommes retrouvés confrontés au RN et à LFI.

Êtes-vous plutôt optimistes sur le devenir de la démocratie en Occident ?

Ni l’un ni l’autre. Je refuse de subordonner mon bonheur à une chose qui ne dépend pas de moi. En revanche, je suis actif et fais ce que j’ai à faire sur la place publique, c’est-à-dire créer les conditions du dialogue entre les individus.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

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