Christiane Taubira revient sur sa réforme pénale et sa personnalité : « Mon ambition est collective et institutionnelle »
Décideurs. Qu’est-ce qui vous a conduit ? proposer votre réforme pénale ?
Christiane Taubira.
Le constat de l’inefficacité de dix ans d’une politique pénale inflationniste. La précédente majorité a fait voter une centaine de lois prétendant s’attaquer à la récidive en privilégiant une répression accrue, tout en abandonnant les politiques de prévention. Or, le taux de récidive légale n’a cessé d’augmenter passant, de 2001 à 2011, de 4,9?% à 12,1?%. Cette politique mécanique fut aggravée par des injonctions contradictoires contenues dans la loi pénitentiaire, une bonne loi. Loin des fantasmes sécuritaires, nous avons travaillé sur la réalité des faits : la récidive est plus forte après emprisonnement. 61?% des personnes incarcérées recommencent dans les cinq ans, contre 32?% pour les condamnés à un sursis avec mise à l’épreuve, peine exécutée en milieu ouvert. De nombreuses études démontrent que les aménagements de peine favorisent la réinsertion, évitant l’ancrage dans la délinquance.
La réforme pénale répond à un objectif clair : l’efficacité. La peine doit faire sens pour la société, la victime et pour le condamné afin de responsabiliser ce dernier. D’où l’individualisation de la peine. Il est avéré que le suivi renforcé des condamnés favorise leur réinsertion, aussi nous créons une nouvelle peine, la contrainte pénale. Mise à exécution dès son prononcé, elle soumet le condamné à un ensemble d’obligations et d’interdictions et à un accompagnement soutenu pendant une durée qui peut aller jusqu’à cinq ans.

Décideurs. Et ce constat est-il plus sévère en Guyane ou en métropole ?
C.?T.
Une comparaison stricto sensu n’est pas significative, les réalités socio-économiques et démographiques étant fort différentes. Cela dit, on observe que les aménagements de peine sont deux fois moins utilisés en Guyane et dans les Outremers en général, que dans le reste du territoire national. J’ai installé l’an dernier un groupe de travail sur les problématiques pénitentiaires Outre-mer. Il vient de remettre quarante-trois recommandations sur la politique pénale, la population carcérale, l’activité, l’insertion, la santé etc. Mes services y travaillent.

Décideurs. Pourquoi n’avoir pas voulu l’instaurer avant, lorsque Nicolas Sarkozy vous approchait ?
C.?T.
La première exigence de la politique est la cohérence. Sa condition est l’éthique de la conviction et de la responsabilité. Pendant la campagne présidentielle de 2007, je soutenais Ségolène Royal, et j’ai combattu le programme de Nicolas Sarkozy, notamment son projet de peines planchers. Quel sens y eut-il eu à ce que je fusse garde des Sceaux ?

Décideurs. Quel a été le rôle de la conférence de consensus ?
C.?T.
J’ai mis en place en septembre?2012 une conférence de consensus qui a rendu ses travaux en février?2013. Une première dans le monde judiciaire. Elle a rassemblé des associations, des professionnels, des juristes, des membres des forces de sécurité, des universitaires français, européens, étrangers… Ces travaux ont permis d’établir un état complet des savoirs et de l’évaluation des politiques de suivis judiciaires. L’introduction de la contrainte pénale et de la justice restaurative dans notre droit illustre cette ouverture aux solutions qui fonctionnent à l’étranger, même si j’ai veillé à les adapter à la culture judiciaire française.

Décideurs. Regrettez-vous que le débat en commission au Sénat, qui élargissait le périmètre de la contrainte pénale, n’ait finalement pas été suivi d’effet lors du vote final ?
C.?T.
Je ne parlerais pas de regrets. Le débat fut très nourri sur la contrainte pénale. C’est normal et légitime, car la création d’une nouvelle peine reste exceptionnelle dans notre droit. Il nous fallut expliquer et défendre notre conception de cette peine. Le Sénat a voulu d’une part la rendre exclusive pour certains délits, cela nous a paru prématuré ; d’autre part, améliorer le mode de sanction du non-respect des obligations et interdictions prescrites. Le gouvernement a su entendre les parlementaires et faire évoluer sa position sur le mécanisme de sanction.
Les débats au Sénat furent riches sur cette question de fond : tous les délits doivent-ils être punis d’emprisonnement ? Le sujet n’est pas épuisé et la commission de refonte du droit des peines, que j’ai installée et placée sous l’autorité du président Bruno Cotte le 31?mars dernier, en est saisie.

Décideurs. Jean-Pierre Sueur, président PS de la Commission des lois, a déclaré que vous aviez fait preuve de «?loyauté envers le gouvernement sans doute au détriment de la ligne de la gauche?». Que lui répondez-vous ?
C.?T.
Le président Sueur a dépensé beaucoup d’énergie et de conviction pour faire aboutir ce texte. Pour ce qui me concerne, ma loyauté envers le gouvernement consiste à contribuer de façon substantielle au succès des politiques publiques. Cette loi renoue avec le projet pénal républicain, marqué par un humanisme conciliant protection de la société et réinsertion de l’auteur d’un délit. Cet humanisme qui a inspiré le code pénal de 1791, fut constant à gauche, imprégna de grandes figures de la droite chrétienne, est hérité des Lumières. Il rompt d’avec le dogmatisme, la démagogie, l’impuissance des deux précédents quinquennats. Il renoue avec la raison. Il vise l’efficacité. C’est cela qu’il me paraît utile de retenir.

Décideurs. Quels ont été vos meilleurs appuis et vos pires ennemis dans l’élaboration de cette réforme ?
C.?T.
Cette réforme est l’aboutissement d’années de réflexion et de travaux de professionnels judiciaires et pénitentiaires, de juristes, chercheurs, universitaires, parlementaires… Aujourd’hui s’ouvre le chantier de sa mise en œuvre. Cette nouvelle étape est extrêmement importante. Les services du ministère s’y sont préparés. Ainsi, nous renforçons les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) par la création de mille postes d’ici à 2017, dont quatre cents dès 2014. C’est un effort sans précédent, qui augmente un corps de la fonction publique de 25?% en trois ans ! Les méthodes de recrutement et de travail, les outils d’analyse et d’évaluation seront affinés de l’intérieur. Un plan de formation pour les SPIP, mais aussi pour les magistrats et les greffiers, a été lancé dès octobre?2013. Nous nous donnons les moyens de réussir. Et c’est ce qui importe.

Décideurs. Les Français vous ont connue ? travers la loi du 10?mai 2001 sur la traite négrière considérée comme un crime contre l’humanité, puis avec la loi sur le mariage pour tous. Quel lien établissez-vous entre ces trois réformes ?
C.?T.
La justice, tout simplement ! Le courage de la vérité sur les réalités humaines sous la traite négrière et l’esclavage. Le goût de la liberté et de l’égalité pour le mariage. Le sens et les finalités de la vie en société pour la réforme pénale.

Décideurs. Et si vous deviez n’en garder qu’une ?
C.?T.
Désolée, mais je les garde toutes !

Décideurs. Et maintenant, avez-vous d’autres «?combats?» en tête ? mener ?
C.?T.
De multiples, oui : il faut redonner sens et efficacité à la justice des mineurs, qui doit clairement être spécialisée, telle qu’elle a été conçue à travers l’ordonnance de 1945 – déjà modifiée trente-sept fois ! Sans nier la sanction, il faut donner toutes ses chances à l’avenir, par l’éducation. Par ailleurs, j’ai engagé un très beau chantier avec la justice du XXIe?siècle au service du citoyen.

Décideurs. Quelle marque souhaitez-vous laisser dans l’histoire de la justice ? Et dans ce gouvernement ?
C.?T.
Mon ambition est collective et institutionnelle. Je voudrais qu’au terme du quinquennat, comme s’y est engagé le président de la République, la justice soit plus accessible, plus efficace, plus diligente. J’œuvre pour qu’il en soit ainsi dans la justice civile, celle du quotidien des conflits familiaux, des litiges de voisinage, des détresses sociales comme l’endettement ou les impayés de loyer ; de même pour les contentieux du travail aux prud’hommes, ou les situations sociales d’exclusion. Et pour la justice commerciale, nous avons déjà bien simplifié et sécurisé les procédures collectives et amélioré la prévention des difficultés. J’ai entrepris la réforme de ces juridictions, en coopération avec les praticiens, pour les usagers. Une des conditions réside dans un meilleur environnement de travail pour les magistrats, greffiers et fonctionnaires. Les conséquences se mesureront sur la démocratie, revitalisée et apaisée ; sur le renforcement du lien social, y compris par la médiation et la conciliation.

Pour aller plus loin : Qui êtes-vous Madame la garde des Sceaux ?

Propos recueillis par Julien Beauhaire et Camille Drieu
© Photo Eric Walter




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