Chercheur, historien des médias et professeur au sein de l’université Panthéon-Assas et de l’Institut français de Presse, Fabrice d’Almeida s’est entretenu avec Décideurs entre deux émissions chez Radio France. Il répond notamment à la question posée par la défaite de la candidate juriste aux présidentielles américaines : et si le droit avait perdu la bataille du pouvoir ?
Fabrice d’Almeida : “Le propre du populisme ? Affirmer que la légitimité est dans le peuple et non dans les lois”
Décideurs. Le droit et la justice sont-ils en recul dans nos sociétés ?
Fabrice d’Almeida. Je ne pense pas. Qu’il s’agisse de la vie économique ou de la vie politique, nos sociétés se judiciarisent. De plus en plus de personnalités politiques piochent dans les deniers publics pour attaquer en diffamation des journaux qui les critiquent. L’ombre d’un procès pour faire chanter les médias est comme devenue une pratique courante. Inversement, l’activité de poursuite à l’égard du politique croît. Preuve en est l’augmentation constante du nombre de questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) avec celle récente de Nicolas Sarkozy et François Fillon… Les pouvoirs des juridictions suprêmes (Conseil constitutionnel, Cour de cassation et Conseil d’État) ne faiblissent pas. Aucun de ces grands corps n’a pâti de la remise en cause de leur statut. Leur espace de jeu s’est même agrandi. Autre indice sur la force de la justice dans notre pays : le procès Le Pen et les remous qu’il provoque quant aux aspirations présidentielles du Rassemblement national (RN). Les pressions et les attaques du parti vis-à-vis de la machine judiciaire démontrent l’importance primordiale de l’institution. Si elle était moindre, ses décisions désintéressaient. Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique publié en 1835¸ Alexis de Tocqueville abordait déjà l’extrême judiciarisation des sociétés démocratiques. Une mécanique d’autant plus vraie deux siècles plus tard.
À l’opposé, le droit international recule. Il avait connu une époque bénie entre 1989 et 2003, avec l’avènement de tribunaux spécialisés – pour juger des crimes comme ceux perpétués au Rwanda et en ex-Yougoslavie –, et de la Cour pénale internationale (CPI) en 2002. En l’espace de quinze ans, le droit international s’était affirmé comme un nouvel ordre mondial, appuyé par l’hyperpuissance américaine. Puis, en 2003, les États-Unis sont sortis des rails avec l’intervention en Irak, non légitimée par un mandat. Depuis, les principes du droit international sont sapés au profit d’un équilibre politique entre les puissances et les coalitions. Dernier exemple en date avec les mandats d’arrêt émis simultanément par la CPI le 21 novembre 2024 à l’encontre du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et Mohammed Deïf, chef de la branche armée du Hamas.
"L'ombre d'un procès pour faire chanter les médias est devenu une pratique courante"
Et en France ?
La judiciarisation croissante de notre société s’accompagne de constantes évolutions législatives, encouragées notamment par le poids des normes européennes. Or, le politique n’a pas encore compris que les comportements ne se transforment pas par le seul intermédiaire des lois. On le voit avec les politiques de lutte pour l’égalité femmes-hommes, contre le trafic de drogue ou les violences intrafamiliales. Les textes se multiplient, mais leur portée s’érode. La loi se heurte à des conduites itératives, à la reproduction de schémas sociologiques et familiaux. La chaîne judiciaire, encombrée, n’est plus en mesure d’agir. Si le judiciaire continue de progresser dans la société française, le respect et l’accès au droit se dégradent.
Les présidents sont souvent d’anciens avocats. Comment expliquer ce lien entre droit et pouvoir ?
Depuis l’Antiquité, le rôle des hommes politiques implique d’entretenir un rapport étroit avec le droit. Ils doivent demeurer les créateurs de la norme. Le pouvoir exécutif a toujours eu à cœur de maîtriser le droit. Cela se vérifie au fil des siècles. Sous l’Ancien Régime, les révolutionnaires étaient tous des juristes. Maximilien de Robespierre et Camille Desmoulins étaient des avocats. Même son de cloche sous la Troisième République. Adolphe Thiers, Alexandre Millerand ou encore Gaston Doumergue, entre autres… Tous étaient avocats. À l’époque, l’École nationale d’administration (ENA) n’existait pas encore. Le lien consubstantiel entre le droit et la politique perdure grâce à des figures comme René Coty, François Mitterrand ou Nicolas Sarkozy. Pour ne citer qu’elles…
La défaite de l’ancienne procureure Kamala Harris contre Donald Trump signe-t-elle la rupture du lien entre politique et juridique ?
Difficile de réduire les causes de la défaite de Kamala Harris à son statut d’ancienne procureure. Il faut intégrer dans l’analyse une multitude de facteurs : une campagne lancée sur le tard, une mauvaise appréciation des enjeux économiques du pays, un soutien des minorités qui n’est jamais venu… On ne peut toutefois déduire de ce revers une perte d’influence des juristes dans leur quête du pouvoir. En France, l’une des favorites des présidentielles de 2027 n’est autre que Marine Le Pen, une avocate.
S’il n’est pas rompu, le lien entre droit et pouvoir est malmené par la montée du populisme dans nos sociétés. Les populistes, comme Donald Trump, refusent la contrainte. Le droit en est une. Ils refusent le principe de la durée des mandats, de l’intervention d’un arbitre constitutionnel pour distinguer le vainqueur du perdant. Le propre du populisme est d’affirmer que la légitimité du pouvoir se trouve dans le peuple et non dans les lois. Ce qui va à l’encontre de la pensée d’Aristote qui voyait dans l’attribution exclusive du pouvoir au peuple (la démocratie) un régime dégradé. Le philosophe pensait la respublica – à ses yeux, le régime idéal par opposition à la monarchie et l’aristocratie – comme une société composite, dans laquelle le peuple comme les riches et les puissants sont représentés dans les institutions, avec un espace d’expression suffisant pour protéger les plus faibles. La victoire de Donald Trump est symptomatique de la vague populiste et paradoxale qui déferle sur le monde.
"Avec la montée du populisme, le droit ne fonctionne que partiellement"
Le populisme affaiblit donc le droit ?
Avec la montée du populisme, le droit ne fonctionne que partiellement. Pour une Gisèle Pelicot protégée par la justice, combien utiliseront leurs connaissances en droit pour échapper à la justice ? Les populistes ont une vision utilitaire du droit, à actionner pour servir leurs intérêts. Ils se réjouissent d’une loi contre l’immigration, mais s’offusquent d’une loi qui va autoriser les petits-enfants immigrés à aller à l’école. Le populisme se rit du droit. Il s’en amuse. Donald Trump veut échapper à la justice en obtenant des exemptions complètes présentes, passées et à venir. Il remet en cause la condamnation des émeutiers du Capitole, un lieu de droit. En Turquie, Recep Tayyip Erdoğan nie la prépondérance du droit quand il affirme devant la Grande Assemblée nationale que seul Dieu compte.
Le droit est-il encore un moyen d’émancipation dans nos sociétés ?
Pour certains, oui. Pour d’autres, comme les populistes, le droit est un outil d’oppression. La perception du droit évolue constamment. Au XVIIIe et au XIXe siècle, le droit positif était un idéal, un ensemble de règles objectives et applicables à tous. Conflits mondiaux mis à part, aux XXe et XXIe siècles a germé l’idée que le droit pouvait changer la société et bouleverser les comportements. Au début des années 2000, on faisait des lois pour lutter contre l’obésité et la malbouffe, modifier les habitudes alimentaires et encourager la pratique d’une activité sportive. Aujourd’hui, plus de dix ans après, la promulgation de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, les actes homophobes prospèrent (15 % de plus dans la capitale au premier trimestre 2024 par rapport à la même période l’année précédente). Aujourd’hui, force est de constater que le droit se heurte à un mur de résistance, ne parvient plus à faire avancer les débats de société et à promouvoir la cohésion sociale.
Propos recueillis par Jonathan Banuelos