Face à l’essor des systèmes d'intelligence artificielle (IA), l’Europe se trouve à un tournant décisif. Le vieux continent peut continuer à déployer sa bureaucratie légendaire ou se coordonner pour enclencher urgemment une réponse de grande ampleur estime dans cette tribune Camille Fumard, directrice conseil chez JIN et auteur de l’essai Le leader du XXIème siècle.
IA : face aux États-Unis, l’Europe ne comble pas son retard
Dans le sillage de Donald Trump, les "Tsars" de l’IA comme Elon Musk, David Sacks, Mark Zuckerberg ou encore Peter Thiel sont arrivés au pouvoir aux États-Unis. Avec une capitalisation boursière totale de 19 000 milliards de dollars fin décembre 2024, les "BATMMAAN" de Wall Street (pour Broadcom, Apple, Tesla, Microsoft, Meta, Amazon, Alphabet, Nvidia) distancent de loin les capitalisations des fleurons européens que sont ASML, Criteo, Mistral AI ou Ledger. La puissance de frappe des américains tels qu’OpenAI, Anthropic, xAI, Google ou encore Meta, semble désormais condamner les pépites françaises – y compris Mistral AI - à évoluer dans la basse division d’une compétition mondiale.
Un principe de réalité difficile à avaler mais qui tient du pur pragmatisme.
À la racine, plusieurs maux. Parmi eux, la politique industrielle et technologique européenne. Entre prédation économique et accélération d’un nouveau capitalisme d’État, l’Europe se trouve prise en sandwich. D’un côté, on trouve les velléités protectionnistes, de l’autre une hausse des influences géostratégiques dans le paysage des affaires. Les investissements internationaux passent désormais de plus en plus par des fonds souverains et des entreprises publiques étrangères. Des investissements dans des secteurs stratégiques ou la robotique et l’Intelligence artificielle sont entrés dans la liste à contrôler. Un effet de mode qui permet de galvaniser l’économie mais qui peut aussi servir les ambitions diplomatiques de ces pays. En septembre dernier, Donald Trump appelait ainsi, à l’occasion de l'Economic Club de New York, à armer les Etats-Unis d’un « fonds Amérique » pour les intérêts de la superpuissance et de la diplomatie du dollar.
Entre prédation économique et accélération d'un nouveau capitalisme d’État, l'Europe se retrouve prise en sandwich
Autre difficulté : le retard incontestable de l’Europe dans tous les fondamentaux de l’IA qu’il s’agisse des infrastructures d'hébergement, des données, de la puissance de calculabilité, des algorithmes et interfaces utilisateurs ou encore dans de la recherche privée dans la science des matériaux, la médecine, le quantique, l’énergie. 1,5% du PIB est consacré à la recherche et au développement (R&D) en Europe contre 2% en Chine et 2,5% aux Etats-Unis. Cela va de pair avec la productivité et la créativité dans la recherche des solutions technologiques et des modèles intelligents d'IA qui viendront transformer nos industries dans notamment la science des matériaux, la médecine, le quantique ou encore l’énergie. Car c'est en réalité le monde physique qui va être entièrement disrupté, rappelait le futurologue Ray Kurzweil, et non une sorte d’éther nébuleux.
Une mentalité européenne à déboguer
Par ailleurs, l’Europe n’a toujours pas terminé sa décolonisation technologique. Processus mis en place ces dix dernières années pour combattre le "Far West numérique", il est à la fois intellectuel et économique. Les européens sont ainsi entrés dans une course à l’impossible ("Chasing a White Rabbit" pour reprendre l’expression anglaise de Lewis Caroll !), se rajoutant même des obstacles comme la RGPD sur les données.
En constante évolution, l'IA convoque davantage à un délire de grandeur qu’à un excès de prudence
Le retard se joue aussi dans le domaine culturel. Née dans la Silicon Valley, la philosophie californienne n’a pas quitté ses terres natales. L’IA est la nouvelle ruée vers l’or des États-Unis. Mal comprise d'abord en Europe, puis plus ou moins copiée, cette philosophie reste loin de la mentalité européenne. Éloignée du modèle de leadership économique fondé sur l’exponentialité et des principes libertariens, l’Europe a plutôt choisi « l’isothymie », cette situation où plus personne ne prend de risque. Or entrer dans la générativité technologique, cette ère de l’IA en constante évolution, convoque davantage à un délire de grandeur qu’à un excès de prudence. Nos compétiteurs et adversaires à l’avenir ne feront pas preuve du même “fair play”.
Dans une Europe de la régulation, aux fonds d'investissements trop peu puissants face à des agences comme la DARPA et à la politique timorée, l’Europe a déjà raté le virage de l’IA, tout comme celui des technologies d’avenir. Exemple flagrant : cinq des dix premières entreprises technologiques mondiales en termes d'investissements quantiques sont basées aux États-Unis et quatre en Chine, alors que l'informatique quantique est en passe de devenir la prochaine innovation majeure, soulignait le rapport Draghi. CQFD !
L’urgence d’un programme de rétablissement européen
Alors, se faire manger ou se remobiliser ? Il vaudrait mieux s’unir dans l’audace. "Nos drapeaux nationaux sont trop petits", disait Enrico Letta lors des dernières Rencontres d’Aix. Avant d’appeler à la création d’une véritable Union des marchés de capitaux (UMC) pour soutenir la croissance, soit une UMC à l’approfondissement ambitieux pour débloquer les financements pour la double transformation de l’Europe, écologique et numérique. Car la réussite de ces transitions nécessite 800 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an jusqu’en 2030, selon le rapport Draghi. Dans une conjoncture défavorable pour le vieux continent, l’arrivée de Trump résonne donc comme le réveil à ne pas rater. Un "wake-up call" dont le muscle principal est la puissance financière, expliquait François Villeroy de Galhau aux dernières Journées de l’économie (Jéco).
La feuille de route tient d’abord à la libération de l’épargne privée (soit, déblocage du canal entre les épargnants et les innovateurs), aux investissements massifs dans la recherche privée en IA auprès des industries stratégiques, mais aussi à la mise en place d’un programme d’envergure dans l’éducation et la formation pour éviter un écart sociétal irréversible dans les usages, et enfin à la défragmentation des marchés financiers européens.
Indubitablement vient la question de la simplification réglementaire. Celle-ci doit pouvoir se penser autour de grands principes généraux humanistes, jouant le rôle de standards universels et résilients. Ayons pour souvenir le Code civil, cette apogée du droit français…
Camille Fumard