L’industrie de la santé se livre actuellement à un singulier exercice d’équilibriste. Elle tente de concilier de multiples intérêts divergents : laboratoires pharmaceutiques, fabricants de génériques, firmes biotechnologiques, pouvoi publics, acteu financie sont engagés da des luttes de pouvoir subtiles, avec la santé des patients en jeu. Les médicaments peuvent devenir trop che ou ne pas exister, faute d’investissements en R&D.

L’industrie de la santé se livre actuellement à un singulier exercice d’équilibriste. Elle tente de concilier de multiples intérêts divergents : laboratoires pharmaceutiques, fabricants de génériques, firmes biotechnologiques, pouvoirs publics, acteurs financiers sont engagés dans des luttes de pouvoir subtiles, avec la santé des patients en jeu. Les médicaments peuvent devenir trop chers ou ne pas exister, faute d’investissements en R&D. Toute réorganisation de ces rapports de force achoppe de surcroît sur la nécessité de conserver suffisamment d’incitations – économiques – pour innover : les laboratoires doivent continuer leurs recherches et les priver de sources de revenus trop tôt peut les démotiver.


De nombreux équilibres possibles

Des théories financières modernes, comme la fameuse décote de conglomérat, suggèrent de loger des activités aux risques et rentabilités différents dans des sociétés distinctes pour laisser la liberté aux investisseurs de mieux cibler leurs participations.

Aujourd’hui, à travers le monde, les grands laboratoires pharmaceutiques suivent toujours une stratégie d’intégration verticale [cf. fig. 1]. Ils n’entrent en contact qu’avec leurs clients – médecins et pharmacies – et avec les payeurs – assurances de santé et organismes de protection sociale –, alors que les patients gagnent en influence. Ils forment de gigantesques édifices qui réunissent recherche, fabrication et commercialisation, où les dangers et les profits ne se ressemblent pas.

Ces forteresses sont aujourd’hui assiégées de toute part. Les génériques et les contrefacteurs menacent les ventes, pendant que ces payeurs sont écrasés sous le poids des dépenses médicales et menacent de ne plus rembourser certains traitements.

De nombreux arbitrages restent à opérer pour atteindre un équilibre. Ils concernent pour beaucoup un choix de société et de modèle de système de soins. Dupliquer l’organisation d’un pays dans un autre ne fonctionne pas. Plus généralement, le travail, la société et le partage ne sont pas non plus conçus de la même manière dans tous les états. L’Europe du Nord et son niveau de protection très fort demeurent souvent montrés en exemple par la presse alors qu’il serait vain de déployer cette référence dans les pays anglo-saxons.

La protection sociale est régulièrement un enjeu central des campagnes électorales, comme aux états-Unis. Les difficultés que rencontre le président américain restent symptomatiques du manque de consensus sur le degré et les méthodes de redistribution sociale. Elles relèvent également de la question de la liberté individuelle : le citoyen souhaite conserver le choix de son médecin et ne pas voir l’état lui en octroyer un.

Les multinationales font face à des systèmes de santé très divers. Cela rend d’autant plus délicate la gestion des gammes de produits. Certaines nations riches contribuent actuellement à l’essentiel des ventes de médicaments. Les états-Unis représentent à eux seuls 68 % du chiffre d’affaires mondial en 2007.

En comparaison, la France n’exhibe qu’un faible 3,3 % et des géants comme la Russie 0,3 % et l’Inde 0,2 % [cf. fig. 2]. Au-delà des différences de taille de marchés, le secteur de la santé au sens large, en France, représente 11 % du PIB en 2007. Aux états-Unis, ce taux monte à 16 %, avec des résultats jugés bien moins satisfaisants. Ce chiffre était deux fois moindre trente ans auparavant.

Conserver l’intérêt à innover

Le lobby américain Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PhRMA) estime que, depuis 1979, les montants engagés pour développer un nouveau médicament ont été multipliés par 13 ! [cf. fig. 3] Avec l’expiration des brevets protégeant leurs produits actuels, les grandes firmes pharmaceutiques manqueront d’argent [cf. fig. 4]. à horizon 2015, Pfizer pourrait bien perdre jusqu’à 70 % de son chiffre d’affaires (ContractPharma).

Les futures sources de revenus tardent à se manifester. Bien qu’il reste des maladies sans traitement, elles se raréfient pour la plupart et les marchés associés s’en trouvent amoindris. Le coût de ces nouveaux médicaments, s’ils proviennent des biotechnologies par exemple, pourrait bien devenir insupportable pour les assurances maladies. Ces organismes, publics ou privés, influenceront les politiques de recherche des laboratoires par les politiques de remboursement.

Il faut donc laisser à ces organisations de recherche des niches économiques dont ils pourront bénéficier pendant un laps de temps suffisant : trop de concurrence ou des prix imposés trop bas nuisent à la rentabilité et au financement des projets de R&D.

Le problème des incitations à innover devient d’autant plus délicat qu’il s’appuie non seulement sur des faits mais aussi sur des anticipations. Si les firmes pharmaceutiques attendent des menaces réglementaires, leur capitalisation baisse et leurs financements pourront se tarir. Des programmes de recherche seront fermés si tel ou tel domaine médical n’est pas jugé stratégique pour la firme, ou s’ils ne sont pas assurés de pouvoir les faire aboutir sur le long terme. Un changement des incitations jugé trop défavorable aux laboratoires pourrait donc bien hypothéquer le développement des médicaments de demain.

Arbitrage 1 : Intérêts publics - intérêts privés

Le droit aux soins est nécessaire. Il interfère avec l’exploitation commerciale des médicaments développés : où inscrire la limite entre un nécessaire profit pour soutenir l’innovation future et l’impératif moral de santé publique ? La propriété intellectuelle reste la fondation du modèle économique de l’industrie et donc le support des changements. Les arbitrages concernent d’une part un partage entre les acteurs eux-mêmes pour un équilibre des comptes sociaux et d’autre part l’arrêt des déficits actuels contre la possibilité de soigner certaines maladies demain.

Les gouvernements soutiennent les fabricants de génériques. Ils permettent au plus grand nombre d’accéder à certains traitements, aussi bien dans les pays développés que dans ceux en développement. Quelle est la juste durée de protection des brevets pour que les sociétés puissent rentabiliser leurs investissements de recherche ? Dans le même temps, le faible coût de ces génériques soulagerait les assurances maladies qui peuvent ainsi rembourser d’autres médicaments plus chers.

La fixation du prix des médicaments reste problématique. Le tarif d’un médicament demeure largement dépendant des relations historiques qu’entretiennent les firmes pharmaceutiques avec les payeurs dans chaque pays.

Jusqu’alors la décision de rembourser ou non un produit dépendait largement de l’utilité de celui-ci. Les premiers médicaments déremboursés ont été ceux qualifiés de « confort ». Les biotechnologies introduisent de leur côté des traitements pour des pathologies très graves, mais à un coût très élevé. La situation en France est inédite : certains soins qui représentent un progrès thérapeutique net ne sont pas remboursés car ils sont trop onéreux. L’impératif de soins aggrave les déficits sociaux.

De leur côté, les contrefaçons représentent une menace à combattre pour préserver les activités des grands laboratoires, leurs profits et l’innovation. La répression ne s’exerce probablement pas tant pour les ventes réellement perdues que pour garantir sûreté, sécurité et salubrité, aussi bien que pour l’effet dissuasif et les achats futurs. Les coûts de cette lutte sont en grande partie supportés par l’état – douane – et les fabricants eux-mêmes – développement de systèmes de traçage.

Au-delà des problématiques d’innovation, le maintien de la situation actuelle reste en question. Les systèmes de protection sociale demeurent en déficit. En France, il atteint cette année pour le régime général de la branche maladie 11,2 milliards d’euros, après les brefs surplus des années 1999-2001 [cf. fig. 5].

Dans la plupart des pays, la qualité des soins augmente, les problèmes de malnutrition régressent et l’espérance de vie s’allonge. En cinquante ans, les Américains ont gagné dix années de vie [cf. fig. 6]. Les dépenses de santé ont explosé et rien n’assure pour l’instant leur financement sans contribution additionnelle des particuliers. Le modèle de l’état-providence montre ses limites.

De nombreuses mesures sont pourtant proposées : substitution par les génériques, responsabilisation des patients, accroissement de l’intensité concurrentielle, déremboursement de certains médicaments, prévention [cf. fig. 7]. Le lobby américain PhRMA estime à 1,1 trilliard de dollars les économies en 2023 liées à une meilleure prévention et à un diagnostic précoce des pathologies, dont 905 milliards de dollars en gains de productivité et 218 milliards de dollars en frais de soins évités. Le politique intervient aussi et annonce la traque des abus : couverture maladie universelle, tarifs des médecins et des ambulances.

Arbitrage 2 : Grand et intégré – petit et spécialisé

La préférence des actionnaires oscille entre les grandes entreprises aux activités multiples et les sociétés de taille moyenne davantage spécialisées. La taille des laboratoires pharmaceutiques est très certainement un vestige de la glorieuse époque où les conglomérats et autres firmes gigantesques donnaient aussi bien pouvoir économique que confiance du grand public. Trois explications : le financement des projets demeure interne, les économies d’échelle deviennent considérables et le pouvoir de négociation auprès des distributeurs et autres clients payeurs s’accroît également. Ces dernières décennies ont vu fleurir des start-ups, comme Google, devenant géantes. Piloter un grand groupe reste le rêve de leurs dirigeants malgré tous les éloges sur les petites entreprises innovantes. La petite taille favoriserait la productivité de la R&D des laboratoires. L’accumulation de chercheurs brillants dans de larges équipes nuit à leur créativité.
Les biotechnologies témoignent d’une bonne réactivité en recherche. Les laboratoires pharmaceutiques les rachètent. Ils voient en elles leurs futurs relais de croissance, pour faire face à une
« popularisation » de leurs médicaments phares, notamment par les génériques.

Néanmoins, les turbulences actuelles révèlent quelques faiblesses dans ces petites organisations. Elles restent plus sensibles à des problèmes dans la chaîne de financement et doivent aujourd’hui économiser leur trésorerie disponible. La recherche en biotechnologie demande une intensité capitalistique très forte. Elle rend ces petits laboratoires dépendants de plus grands acteurs, comme les fonds, ou de leurs confrères pharmaceutiques.

Les grands laboratoires pharmaceutiques restent capables de dynamiser leur recherche. Leur importante taille est régulièrement évoquée pour expliquer ces problèmes de R&D, mais pourrait revenir à la mode dans de nombreux secteurs économiques, comme le prévoit The Economist dans son éditorial « Big is back » (27 août 2009). Unilever et Toyota parviennent à conjuguer les avantages de la taille avec un rythme d’innovation soutenu.

A contrario, l’externalisation n’est pas non plus une panacée : dans un autre registre, Boeing a dû reprendre des fournisseurs devenus trop faibles. Externaliser davantage de processus requerrait des liens plus étroits entre les acteurs. Les firmes pharmaceutiques s’impliquent tôt dans le financement des sociétés biotechnologiques. Des deals complexes en early stage (Pré-clinique-Phase I), avec des clauses conditionnant les apports à la réussite de certaines tâches, permettent une réelle logique de partenariat. L’industrie arrive ainsi à une meilleure répartition des risques opérationnels et financiers et à une diversification des sources de revenus qui ne sont plus l’apanage de fonds d’investissement.

Arbitrage 3 : Pull – push ?

Le marché de la santé suivait jusqu’à présent une logique d’offre (push) : les acteurs pharmaceutiques proposent des médicaments aux patients en ordonnant leurs priorités de recherche selon leur stratégie.

Aujourd’hui les laboratoires écoutent davantage les patients et proposent des thérapies qui répondent à leurs besoins. Ces derniers possèdent un pouvoir de négociation croissant et les améliorations progressives de confort – comme celles destinées à atténuer les effets secondaires, tels la somnolence des traitements contre le rhume – prennent un poids grandissant dans les choix que les malades peuvent faire aujourd’hui.

Des entreprises pharmaceutiques sensibilisent les consommateurs et créent leurs propres marchés, à l’image du Lipitor de Pfizer, qui lutte contre le cholestérol. Il a généré 12 milliards de dollars de ventes en 2008 (ContractPharma).
D’importants marchés demeurent sous-exploités, même sur des pathologies courantes. Quantité de diabétiques ne sont pas diagnostiqués ou, s’ils le sont, ne sont pas toujours traités [cf. fig. 8]. Les laboratoires pharmaceutiques, par des campagnes d’information, incitent les patients à se soigner. Les départements marketing gagnent en importance dans ces groupes, alors que diffuser de la publicité pour le secteur de la santé reste souvent tabou en France.

Arbitrage 4 : Marché de niche – marché de masse

Les opportunités de nouveaux produits à destination des marchés de masse deviennent difficiles à développer. Le concept de « blockbuster de niche » est né récemment. Il s’agit de proposer un traitement, provenant souvent des biotechs et soignant une maladie rare ou complexe, où d’importants besoins non satisfaits existent. L’Avastin génère ainsi 2 milliards de dollars de ventes annuelles et agit sur certaines formes de cancer.

La tendance inverse consiste à élargir les marchés, en banalisant certains traitements ou en étendant leurs usages et domaines d’application. Le Lunesta constitue une nouveauté et soigne sur le long terme des problèmes d’insomnie. En France, la question de la distribution de certains médicaments en grandes surfaces correspond à cette logique d’automédication et d’élargissement des marchés. Néanmoins, certains produits peuvent voir leurs ventes cannibalisées par des médicaments à plus faible marge.

Le peu d’innovation dans les marchés de masse nuit à la rentabilité des grands groupes pharmaceutiques. Seule une situation de monopole – qu’elle provienne de brevet ou non – assure aux groupes des sources de revenus très importantes et des avantages compétitifs durables. La commercialisation de médicaments courants ne procure que de faibles marges, sous la pression concurrentielle des génériques.

Les laboratoires doivent donc également décider d’entrer ou non sur les marchés des pays émergents avec l’idée que les besoins et volumes seront importants [cf. fig. 9]. En 2007, les ventes en Chine, en Inde et au Brésil progressaient plus vite que dans le reste du monde [cf. fig. 10]. L’ensemble de ces pays possèdent une croissance trois fois plus élevée que celle des marchés matures : 15 % contre 5 % [cf. fig. 11].

Les marges resteront néanmoins beaucoup plus faibles tant que les maladies soignées seront communes. Certaines firmes se positionnent déjà sur ces marchés en s’intéressant à des pathologies locales, dont l’état de connaissance reste faible. Les besoins non satisfaits demeurent très importants.

Arbitrage 5 : Forte sécurité – innovation

Les conditions de mise sur le marché croissent depuis ces dernières années. Les pharmaciens s’amusent d’ailleurs à rappeler que l’aspirine ne pourrait être autorisée aujourd’hui.

Un tel contrôle bride l’innovation aussi bien par le risque d’interdiction de vente que par le surcoût qu’il fait peser sur les budgets de développement. Les aspects juridiques peuvent représenter jusqu’à 10 % des budgets de R&D.

Ce boulet est alourdi par la nécessité de protéger au mieux les médicaments. Par exemple, le dépôt d’une « grappe » de brevets – jusqu’à 1 300 pour certains produits – prolonge la durée de la protection de la molécule. Ce nombre pourrait bien augmenter encore. L’usage que font certains du régime actuel des brevets peut aussi scléroser l’innovation : la toile d’araignée que forment les multiples brevets déposés par la concurrence peut empêcher la sortie d’un médicament innovant.

Newsletter Flash

Pour recevoir la newsletter du Magazine Décideurs, merci de renseigner votre mail