Par Pierre Bonneau, avocat associé. CMS Bureau Francis Lefebvre
Depuis quelques années se développe un contentieux consistant dans la mise en cause par des salariés de la responsabilité des précédents actionnaires suite à la cession de sociétés connaissant des difficultés économiques. Point d’arrêts sur les risques encourus et les précautions à prendre pour s’en prémunir.

En 2008, le tribunal de grande instance de Béthune (1) avait annulé la cession, au profit d’une société qui avait été liquidée un an et demi après, du site déficitaire de la société Samsonite à Hénin-Beaumont, faisant ainsi droit à la demande de réintégration des salariés transférés au sein de Samsonite. Cette affaire est une illustration, certes extrême, du risque encouru par le cédant d’une filiale en difficulté en cas d’échec du projet de reprise. Dans une telle situation, le cédant a été ainsi a posteriori suspecté d’avoir voulu externaliser le licenciement des salariés transférés pour s’épargner les risques et coûts d’un plan de sauvegarde de l’emploi.

Cette décision témoigne plus généralement de la propension de certains juges du fond à apprécier avec une particulière latitude les mécanismes d’engagement de la responsabilité lorsque ceux-ci permettent de mettre en cause une personne morale solvable en lieu et place d’un employeur défaillant.

L’identification des risques
Le premier obstacle procédural à franchir pour les demandeurs a tout d’abord trait à la recevabilité de leur action en responsabilité d’une société en liquidation judiciaire contre leur ancienne société mère. Ce dernier a été levé par la Cour de cassation qui, se référant à l’actuel article L. 622-20 du Code de commerce, a considéré que «?le préjudice résultant (…) de la perte de leur emploi ainsi que de la diminution de leur droit à participation dans la société [cédée] et de la perte de chance de bénéficier des dispositions du plan social du groupe Bull [cédant], (…) constituait un préjudice particulier et distinct de celui
éprouvé par l’ensemble des créanciers de la procédure collective de la société [cessionnaire] (2) » .
En ce qui concerne à présent le fondement d’une telle action, l’on doit liminairement rappeler que la cession d’une filiale en difficulté n’est évidemment pas, en soi, prohibée. La cour d’appel de Bordeaux a ainsi pu rappeler qu’«?un employeur cédant son entreprise n’a pas l’obligation de garantie de succès du nouvel employeur, autre que celle qu’il peut éventuellement contracter volontairement » (3). Les juges s’attachent donc à étudier très précisément le contexte et les circonstances entourant la cession pour déterminer si le cédant a commis des fautes, voire des négligences ou encore s’il y a eu collusion frauduleuse entre les parties.
Si les actions sont donc quasiment exclusivement fondées sur les articles?1382 et?1383 du Code civil, certaines décisions font néanmoins référence à l’obligation de bonne foi contractuelle. En illustre un jugement du conseil de prud’hommes de Toulouse (4) concernant la Société SFR dans laquelle un accord GPEC venant d’être conclu prévoyait un engagement de trois ans de ne pas faire de licenciements économiques.
Cette société avait cependant conclu un contrat de sous-traitance entraînant transfert des contrats des salariés vers une société de bien moins grande envergure, laquelle avait très rapidement proposé un plan de départ volontaire. La juridiction prud’homale en a déduit que cette opération méconnaissait la bonne foi, contractuelle devant présider à l’exécution de l’accord susvisé de GPEC.
Si ce dernier fondement était relativement singulier, la sanction retenue par les juridictions, est majoritaire ment indemnitaire. En réalité et si l’on retient les principales décisions susvisées, seul le TGI de Béthune avait prononcé l’annulation de la cession après avoir retenu son caractère frauduleux. À l’inverse, dans l’affaire SFR, les juges du fond ont retenu la collusion frauduleuse de sociétés cédante et cessionnaire, sans annuler pour autant le contrat de prestation de service et donc en s’en tenant à une logique d’indemnisation de la «?perte de chance d’être maintenu dans son emploi » (5).

La prévention des risques

Ces décisions récentes permettent de tracer les contours d’un comportement fautif du cédant et a contrario ceux d’un comportement diligent. Les juridictions attachent à cet égard une importance toute particulière à la qualité du repreneur. Corrélativement, il convient pour le cédant d’étudier attentivement la viabilité du projet de reprise. Ainsi, dans l’affaire Samsonite, les juges ont relevé « une quasi-absence de documentation sur le projet de reprise, le «?business plan?» étant développé sur une seule page et certains chiffres étant illisibles ». Dans l’affaire Bull, la cour d’appel de Poitiers a relevé la santé financière tant de la société cédée que du cessionnaire, les difficultés n’étant survenues que postérieurement à la cession et s’expliquant par le «?retournement imprévisible de la conjoncture économique ». Dans le cas également délicat de la cession par la Société Thierry Mugler (6) d’une filiale en difficulté au groupe Balmain, le TGI d’Angers a jugé que « si (ce dernier) présentait une insuffisance de rentabilité nette, sa situation financière était saine, (…) l’évolution du résultat d’exploitation régulièrement à la hausse montrait des potentialités de croissance et (…) les prévisions laissaient augurer un retour à la profitabilité ».
La qualité et la transparence de l’information des institutions représentatives du personnel ainsi que l’absence de précipitation dans celle-ci sont également prises en compte par les juges (7). Ainsi, à titre d’illustration, la cour d’appel de Bordeaux a pu estimer que s’il était établi « que globalement les actes de cession sont conformes aux informations données telles qu’elles ressortent des procès-verbaux des IRP et des informations contenues dans le rapport de l’expert-comptable Syndex (…), il est également établi (…) que la décision de fermeture a été annoncée tardivement ». La qualité de la concertation avec les partenaires sociaux aux différents stades du processus a également été relevée par le TGI d’Angers pour retenir l’absence de légèreté blâmable du cédant, jugeant plus précisément que la situation financière difficile du groupe repreneur, était parfaitement connue des représentants du personnel. Enfin peuvent être également pris en compte les engagements du cédant, lesquels peuvent cependant être à double tranchant. Ce dernier peut en effet vouloir encourager et soutenir le projet de reprise mais révéler ainsi sa fragilité.
Dans les situations les plus complexes, un délicat équilibre doit donc être trouvé entre un soutien trop appuyé qui révélerait une conscience de l’insuffisante viabilité du projet et un désintéressement tout autant condamnable… 


1- TGI Béthune, 24 juin 2008, n°08/00832, Samsonite
2- Cass. Soc. 14 novembre 2007, n°05-21.239, Bull.
3- CA Bordeaux, 6 mai 2008, n°06/05433, Nestlé. Cf. également CA Poitiers, 10 septembre 2009, n°08/01707, Bull.
4- Conseil de prud’hommes de Toulouse, 6 juillet 2010,
n°08/00895, SFR
5- CA Toulouse, 9 mars 2012, n°123/2012, SFR
6- TGI Angers, 3 février 2009, n°06/02823,
Thierry Mugler
7 -Dans des situations de fait opposées, voir les jugements
Thierry Mugler et Samsonite.


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