Hadopi : le making of
Personne n’aurait dû entendre parler de la loi « Création et Internet ». Transposition législative des Accords de l’Élysée conclus fin 2007, le texte défendu par Christine Albanel devait fédérer une droite pressée d’endiguer le piratage en ligne et une gauche traditionnellement prompte à défendre les intérêts des artistes. Les rôles de chacun semblaient balisés. Mais, entre suspense, trahison et retournement de situation, ce qui n’aurait dû être qu’une courte pièce du théâtre législatif restera comme l’un des plus spectaculaires feuilletons parlementaires des dernières années.
Le 10 juin dernier, le conseil constitutionnel portait un coup fatal à Christine Albanel en censurant le volet répressif de la loi « Création et Internet ». Si le gouvernement se félicite par la voix de la ministre « que le principe d’un dispositif pédagogique de prévention du piratage ait été validé », le camouflet est réel.
Qu’importe ! Le 22 juin, Nicolas Sarkozy réaffirmait au Parlement réuni en Congrès qu’il entendait « aller jusqu’au bout ». Si la pugnacité du président l’honore, la conduite du dossier Hadopi par la majorité a de quoi laisser songeur. En particulier au regard de l’histoire récente.
Bis repetita
Le 27 juillet 2006, le Conseil constitutionnel remettait sa décision relative à la loi portant sur les « droits d’auteurs et les droits voisins dans la société de l’information » (DADVSI). Pour Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture du gouvernement de Dominique de Villepin, l’heure est grave : les sages censurent partiellement le texte, jugeant que la requalification des faits de contrefaçon en ligne en contravention rompait l’égalité des titulaires de droits d’auteur devant la loi. Le ministre déclare alors, comme pour anticiper les propos de Christine Albanel trois ans plus tard, que « l'essentiel des dispositions de la loi a été validé » et que le texte « concilie l'avenir de la création musicale et cinématographique française et celui du logiciel libre ainsi que l'accès des internautes à la culture. »
L’analogie avec l’épisode Hadopi est évidente. Le fiasco législatif de 2006 avait tout du galop d’essai ; à charge pour le gouvernement Fillon de tirer les leçons des erreurs commises voilà trois ans et de soumettre à la représentation nationale un texte adapté à la réalité des problématiques que rencontrent les industriels de la culture.
Tout avait si bien commencé …
C’est précisément l’intention de Nicolas Sarkozy lorsqu’il décide en septembre 2007 de confier le dossier à Denis Olivennes. Pour le patron de la Fnac, la mission est délicate : réunir autour d’une même table les représentants des titulaires de droits d’auteur et les professionnels d’Internet.
Deux mondes que tout oppose : pour les majors du disque, la crise de leur profession est imputable à l’irresponsabilité des fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Pour ces derniers, c’est aux éditeurs de musique d’adapter un business model obsolète à l’environnement numérique.
Le 23 novembre 2007, Denis Olivennes a toutes les raisons de se réjouir avec la signature des accords de l’Élysée, par 46 entreprises et organisations représentatives du monde de la culture et de l’Internet. L’actuel directeur de la publication du Nouvel Observateur estime alors que « c'est un accord historique, car pour la première fois nous avons réussi à rassembler l'ensemble des producteurs de contenus, les fournisseurs d'accès et les pouvoirs publics ».
Mission accomplie pour Nicolas Sarkozy. L’appel au médiateur a porté ses fruits et les réactions positives commencent à pleuvoir, à l’image de Didier Lombard, président de France Telecom, qui déclare alors qu’« il s'agit d'un très bon accord, dont l'équilibre a été soigneusement soupesé dans toutes ses dimensions ».
Parmi les représentants des ayant droits de la musique, seule l’Adami (société civile pour l'Administration des Droits des Artistes et Musiciens Interprètes) « regrette que les organisations représentant les consommateurs et le public n'aient pas fait partie des négociateurs de cet accord, alors que l'efficacité des dispositifs destinés à lutter contre la gratuité dépend aussi du consentement du public et donc, de son adhésion aux objectifs poursuivis ».
Une réserve à laquelle les signataires n’apportent que peu de crédit : en soutenant lors des débats portant sur la loi DADVSI, le projet socialiste de licence globale, l’Adami s’est politiquement coupée de la majorité des sociétés d’auteurs et d’interprètes.
Qu’importent les absents et les mécontents ! Pour l’Élysée, ces accords ouvrent la voie d’une action législative.
Internet et le permis à trois points
Rue de Valois, les équipes de Christine Albanel élaborent rapidement un projet de loi. Le texte reprend les grandes lignes du rapport Olivennes et prévoit un mécanisme de riposte graduée en trois temps.
Lorsque les ayant droits constatent qu’une œuvre protégée fait l’objet d’un téléchargement illégal, ils en informent l’Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet). À charge pour l’organe administratif de déterminer si l’acte constitue ou non une contrefaçon.
Si oui, un courrier électronique est envoyé au titulaire de la ligne Internet. Il l’informe qu’une infraction a été commise. L’email reste cependant silencieux sur la nature des œuvres qui auraient été téléchargées.
En cas de récidive dans les six mois, l’abonné reçoit une lettre recommandée avec accusé de réception l’avertissant une dernière fois de la commission de l’infraction. Là encore, le titulaire de la ligne n’est pas précisément informé des actes qui lui sont reprochés.
Enfin, lorsque l’adresse IP de l’internaute est à nouveau identifiée, l’autorité intervient auprès du FAI pour lui ordonner de couper l’accès à Internet de l’abonné. Sanctionné pour une durée comprise entre un mois et un an, l’internaute continue cependant de s’acquitter chaque mois de son abonnement à Internet.
Le texte précise en outre qu’il lui est interdit de souscrire auprès d’un autre FAI. Pour l’utilisateur qui s’estime accusé à tort, aucune voie de recours n’est prévue avant la mise en œuvre de la sanction.
À travers ce dispositif, Christine Albanel entend « faire d’Internet un vecteur privilégié pour la musique, tout en luttant contre la piraterie ». Pour la ministre, ce mécanisme doit permettre d’endiguer le « désastre industriel et social » qui affecte l’industrie du disque. Et le gouvernement entend s’en donner les moyens : lors de son audition devant la Commission des affaires culturelles du Sénat, Christine Albanel affirme que 10 000 e-mails et 3 000 lettres recommandées seront envoyés chaque jour aux abonnés dont l'accès à été utilisé pour mettre à disposition une oeuvre protégée. Quant aux coupures d’accès, 1 000 décisions de suspension seront prises quotidiennement par l'Autorité.
Des chiffres un brin optimistes. Le trio de magistrat censé assurer le fonctionnement de l’Hadopi devrait, dans ces conditions, décider d’une nouvelle sanction toutes les 30 secondes.
Sur Internet, la tension monte
La communauté des internautes ne partage pas l’enthousiasme de la ministre. Les opposants au texte font rapidement entendre leur voix. Réseaux sociaux, forums de discussion ou vidéos parodiques, tous les moyens sont bons pour mettre en lumière les carences du projet de loi.
Plusieurs points, notamment, cristallisent les critiques. D’abord, sur le plan technique, les professionnels de l’informatique mettent en avant les limites de l’identification via l’adresse IP. L’association UFC Que Choisir fait même constater devant huissier avec quelle facilité ces adresses sont piratables. Pour les représentants des consommateurs, le risque d’erreur dans la procédure est réel.
La fin de l’union sacrée
Deuxième point de discorde, la coupure de l’accès à Internet. Dès juin 2008, les fournisseurs d’accès se désolidarisent du gouvernement. Motif invoqué ? Le projet va plus loin que les accords Olivennes en intégrant des expérimentations de filtrage. Ils dénoncent en outre le flou qui entoure la suspension de l’accès web, en particulier pour les abonnés aux offres « triple play » : la coupure de l’accès Internet intègre-t-elle la télévision et le téléphone ?
Enfin, les opérateurs soulignent que le volet relatif à la promotion des offres légales en ligne n’a pas été repris dans le projet de loi.
Dans un communiqué, l’AFA (Association des fournisseurs d’accès et de services à Internet) n’hésite pas à affirmer que « force est de reconnaître, sept mois après la signature que le volet sur les offres légales est au point mort et que le dispositif aujourd’hui proposé pour lutter contre le téléchargement illégal va au-delà des engagements des parties sur plusieurs points, en pénalisant à l’excès les internautes et leurs fournisseurs. »
Entre l’exécutif et les FAI, le divorce est consommé.
Haro sur la présomption de culpabilité !
Sur les forums, les internautes ne désarment pas. Ils mettent notamment le doigt sur la procédure en trois temps qui institue, selon eux, une présomption de culpabilité. Une fois l’adresse IP fournie à l’Hadopi, c’est à l’utilisateur de démontrer qu’il n’a pas violé le droit d’auteur. Une preuve particulièrement difficile à apporter.
Face à ces critiques, le gouvernement à prévu une parade qui se révèle finalement désastreuse. Désormais, l’acte incriminé n’est plus la contrefaçon. Le texte vise « le fait, pour la personne titulaire d’un accès (…), de ne pas veiller, de manière répétée, à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public, d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur … »
Dès lors, pour s’exonérer de sa responsabilité, l’internaute mis en cause devra justifier qu’il s’est préalablement équipé d’une solution de filtrage approuvée par l’Hadopi. En d’autres termes, le texte recommande aux Français l’installation d’un spyware sur leur ordinateur personnel.
Pour des millions d’internautes, le spectre de Big Brother n’est pas loin. Et les propos tenus en décembre 2008 par Frédéric Lefebvre, alors député des Hauts de Seine, ne vont pas apaiser un climat déjà tendu : « les trafiquants d’armes, de médicaments ou d’objets volés et les proxénètes ont trouvé refuge sur Internet, et les psychopathes, les violeurs, les racistes et les voleurs y ont fait leur nid ». Tout en finesse …
Un soutien inattendu
Entre la majorité et les internautes, la guerre est déclarée. Privés de relais médiatiques, ces derniers peinent néanmoins à faire entendre leur voix. Mais le rapport de force se rééquilibre brutalement lorsqu’une institution de poids, le Parlement européen, se range de leur côté.
En première lecture du « Paquet télécom », Guy Bono, député européen socialiste, introduit l’amendement 138. Ce texte prévoit notamment « qu’aucune restriction aux droits et libertés fondamentales des utilisateurs finaux [d’Internet] ne doit être prise sans décision préalable de l'autorité judiciaire ».
Contre toute attente, le texte est adopté le 24 septembre 2008 par une majorité écrasante de 88 % des députés européens. En important le dossier sur la scène européenne, terre sainte du lobbying, les FAI tiennent leur revanche sur le gouvernement français. En décidant que le volet répressif doit relever de l’autorité judiciaire, le Parlement de Strasbourg prend ouvertement position contre le projet « Création et Internet ».
L’urgence est déclarée
Dans le camp des « pro-Hadopi », on minimise autant que possible l’impact de ce vote. Pour la ministre de la Culture, « ce refus d'une approche préventive et pédagogique, (…) témoigne d'une conception aussi archaïque que répressive de la lutte contre le piratage, qui a pour résultat pratique de la rendre impossible ». Une analyse que complète le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) : « la loi Création et Internet, est toujours pertinente, malgré le vote du Parlement européen ».
À Paris, l’exécutif ne désarme pas. Mieux, le 23 octobre 2008, le gouvernement déclare l’urgence sur le projet de loi. Les débats seront désormais limités à une lecture par Chambre. La machine parlementaire est en marche : le 30 octobre, le Sénat adopte le texte en première lecture en moins de 24 heures. UMP, centristes, PS et radicaux, se sont ralliés à la « cause des artistes ». Seul le PCF s’abstient.
Sur Internet, l’espoir de voir émerger une contestation politique est vite balayé. Pire, le 27 novembre, le Conseil européen des ministres, alors présidé par la France, décide la suppression de l’amendement 138.
Pour le gouvernement, la route semble désormais dégagée. Le ministère de la Culture va jusqu’à lancer le site JaimeLesArtistes.fr, qui explique le fonctionnement de l’Hadopi et fait la promotion des offres de téléchargement légal.
Sur Internet, les parodies fleurissent
(jaimelesinternautes.com, jaimepasles-artistes.com, etc.). Piquée au vif, Christine Albanel défend le site jusqu’à affirmer en mars 2009 qu’il « a été attaqué quatre fois (…) pour faire exploser le serveur. Mais ils [les hackers] peuvent toujours attaquer, le site est super blindé ». Message reçu cinq sur cinq sur Internet : quelques heures après ces déclarations, le site devient la proie des professionnels du hacking qui le rendent inaccessible.
« Cinq gus dans un garage »
Face à l’absence d’opposition politique, tout du moins en France, les internautes s’organisent. Leur méthode ? Entrer en contact avec les députés. En quelques semaines, des milliers d’e-mails sont adressés à la représentation nationale. À la tête de la contestation, le collectif la Quadrature du net, reçoit une publicité inattendue de Christine Albanel.
Quelques jours avant la présentation du texte devant l’Assemblée nationale, la ministre revient sur la campagne d’e-mailing : « [les députés sont] actuellement inondés par les campagnes de désinformation conduites par des groupes de pression libertaires et minoritaires ». Et de renchérir à propos de la Quadrature du net : « ce sont cinq gus dans un garage qui font des mails à la chaîne ».
Pour l’association, l’occasion est trop belle : « nous sommes flattés de tant d’attention de la part du ministère ! Cela prouve que l’action des nombreux citoyens épris de liberté qui contactent leurs députés commence à porter ses fruits ».
Les partis dévoilent leur jeu
Lorsque le texte est examiné à l’Assemblée nationale le 11 mars 2009, la guerre de la communication fait déjà rage dans les coulisses.
Côté scène, le Parti socialiste entre en opposition. Avec Patrick Bloche et Christian Paul, le PS tient deux spécialistes qui livreront une bataille sans merci à Christine Albanel et à Franck Riester, rapporteur du texte à l’Assemblée. Les Verts, de leur côté, entrent dans la danse avec Martine Billard.
De part et d’autres, arguments et contre-arguments fusent et le débat tourne rapidement au dialogue de sourd. Fait exceptionnel, la séance est retransmise en direct sur Internet devant plus de 3 500 internautes.
Pour le gouvernement, l’exercice est difficile : les débats portent essentiellement sur les limites et les non-dits du texte.
Sur quels critères l’Hadopi décidera-t-elle de la sévérité de la sanction ? Quid du logiciel de sécurisation ? Pourquoi le projet de loi reste-t-il muet sur la question de la rémunération des artistes ? En quoi encourage-t-il le développement de l’offre légale ? Comment lutter contre le développement de nouveaux outils de téléchargement ?
Autant de questions auxquelles le tandem Albanel / Riester n’apporte aucune réponse satisfaisante. Conséquences, les rangs de la majorité commencent à s’effriter. Lionel Tardy, gérant d’une société informatique et député UMP de Haute-Savoie prend officiellement position contre le texte. Même son de cloche chez Alain Suguenot, représentant de la Côte d’Or à l’Assemblée.
Christian Vanneste, ancien rapporteur de la loi DADVSI devant l’Assemblée porte finalement le coup de grâce en dénonçant une loi qu’il juge « dépassée, contournée, ridiculisée », parce qu'elle « s’expose à la censure du Conseil constitutionnel, et à défaut de celle-ci, introduit des conséquences juridiques inacceptables ».
Pendant ce temps là, à Strasbourg …
La suppression de l’amendement 138 par le Conseil des ministres de l’Union n’a pas entamé le moral de Guy Bono. Le député ne s’avoue pas vaincu. Bien au contraire ! Dès le 6 mars, à l’occasion de la 2e lecture du Paquet télécom, Catherine Trautmann, alors rapporteur du texte, réintroduit l’amendement litigieux.
Moins d’une semaine avant l’ouverture des débats sur la loi « Création et Internet », l’Europe se rappelle au bon souvenir du Parlement français.
Mais pour les « anti-Hadopi », la victoire est de courte durée. Désormais symbole de la lutte d’un Parlement européen décidé à empêcher l’adoption de la loi « Création et Internet », l’amendement 138 ralentit le vote du Paquet Télécom. Il devient donc nécessaire de trouver un compromis.
C’est chose faite avec le Comité des représentants du Parlement. Ces derniers publient le 2 avril, soit une semaine avant le vote définitif de la loi Hadopi à l’Assemblée, une version modifiée de l’amendement. Elle prévoit qu’ « aucune restriction ne peut être imposée sur les droits fondamentaux des utilisateurs, sans une décision préalable d’autorités légalement compétentes ».
La suppression de la référence à l’autorité judiciaire signe une nouvelle victoire du gouvernement français. Pour Guy Bono, la pilule est amère : « à deux mois des élections européennes, c’est inacceptable ! » condamne-t-il. Le député renchérit même : « Comment Sarkozy compte-t-il faire pour convaincre les Français d’aller voter aux prochaines élections européennes s’il piétine à ce point l’avis du Parlement européen ».
Mais Guy Bono a prévenu : « l’amendement 138 doit être défendu jusqu’au bout ». Entre Paris et Strasbourg, le torchon brûle …
Le coup de théâtre du 9 avril
Pour les opposants au texte de Christine Albanel, la partie est mal engagée. Désormais vidé de sa substance, l’amendement 138 ne leur est plus d’aucune utilité. Et à l’Assemblée nationale, les amendements déposés par le PS et les Verts sont systématiquement rejetés. Christian Vanneste va même jusqu’à dénoncer « la consternante fermeture d’esprit du ministre et du rapporteur ».
L’ambiance est tendue au Palais Bourbon lorsque les députés sont amenés à se prononcer, le 9 avril, sur le texte. Mathématiquement, la partie est décidée. La loi sera adoptée.
Mais ce qui devait n’être qu’une simple formalité tourne au cauchemar pour le groupe parlementaire de Jean-François Copé.
Dans un hémicycle déserté, le texte est rejeté avec 15 voix pour et 21 contre. Taulé à l’Assemblée ! Sur Internet, des milliers d’Internautes envahissent les forums pour exprimer leur joie. Jérémie Zimmermann, co-fondateur et porte-parole de La Quadrature du Net résume le sentiment de liesse qui s’est emparé de la toile : « il s'agit d'une formidable victoire pour les citoyens. Ce vote leur prouve qu'il est encore possible qu'ils se fassent entendre. C'est un fantastique exemple de l'utilisation du Net pour contrer ceux qui tentent de le contrôler ».
Le député du Nouveau Centre, Jean Dionis du Séjour justifie ce retournement de situation : « ce refus de prendre en compte les messages les plus forts adressés par le Parlement tout au long des débats (…) a multiplié les réactions de rejet dans toutes les familles politiques de l'Assemblée nationale pour aboutir à un vote de rejet ».
Dans les rangs de la majorité, on accuse le groupe socialiste d’avoir dissimulé une poignée de députés qui se seraient introduits dans l’Assemblée à quelques minutes du vote, renversant alors le rapport de force.
La ministre de la Culture n’hésite d’ailleurs pas à monter au créneau pour dénoncer « la triste comédie à laquelle se sont livrés les députés de l'opposition » et regrette qu’ « au coeur d'une crise causée par le pillage des oeuvres sur Internet et qui appelle des mesures d'urgence, les artistes et l'ensemble des professionnels qui travaillent dans le cinéma et la musique sont les victimes de cyniques calculs politiciens ».
Pour Jean-François Copé, ce rejet n’a cependant pas d’impact : « cela ne change rien sur le fond. Nous allons réinscrire ce texte à l'ordre du jour. Ils sera adopté dans quelques jours ». Le ton est donné.
La majorité tient sa revanche
Jean-François Copé avait prévenu : le 29 avril, le texte revient devant l’Assemblée nationale. À droite la discipline est de mise. Le président du groupe résume l’état d’esprit dans un courrier qu’il adresse aux députés de la majorité.
« Ce n’est désormais plus la teneur de ce texte qui est en cause. Ce qui importe, c’est le problème politique créé par son rejet surprise et par le comportement absurde de l’opposition. »
Le 12 mai, 557 votants sont réunis à l’Assemblée pour prendre part au vote. Cette fois, pas de « mauvais coup ». Le texte est logiquement adopté par une majorité de 296 députés. Christine Albanel peut souffler.
Si certains opposants rappellent que le Parlement européen a une nouvelle fois voté l’amendement Bono dans sa version originale, à gauche comme sur Internet, le cœur n’y est plus. La ministre de la Culture n’hésite d’ailleurs pas à lancer : « je ne crains ni le Conseil constitutionnel ni le Parlement européen ».
Le Conseil constitutionnel porte le coup de grâce
Christine Albanel a parlé trop vite. Le couperet constitutionnel tombe le 10 juin 2009. Dans sa décision, le conseil des sages juge qu' « Internet est une composante de la liberté d'expression et de consommation » et qu' « en droit français c'est la présomption d'innocence qui prime ». La plus haute juridiction considère que « c'est à la justice de prononcer une sanction lorsqu'il est établi qu'il y a des téléchargements illégaux ».
Pour Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel, « le Conseil constitutionnel offre une motivation particulièrement sévère, puisqu'il accuse le gouvernement, à l'origine de cette loi, d'avoir méconnu à la fois la liberté d'expression, le principe de la séparation des pouvoirs et la présomption d'innocence ».
Pour le gouvernement, c’est une douche froide. Dans la foulée de la décision, Christine Albanel, Franck Riester et Frédéric Lefebvre se relaient pour annoncer que l’arrêt du Conseil « ne remet pas en cause l'esprit de la loi et les principes de la riposte graduée. Simplement, la décision de la suspension de l'abonnement sera prise par le juge judiciaire ».
Le temps de Mitterrand
Mais pour Nicolas Sarkozy, c’en est trop. Le remaniement ministériel du 23 juin se fera sans Christine Albanel. L’ancienne collaboratrice de Jacques Chirac devient la première victime d’Hadopi.
À la surprise générale, l’Élysée place Frédéric Mitterrand rue de Valois. Le neveu de l’ancien président doit en finir avec Hadopi. Nicolas Sarkozy ne veut prendre aucun risque. Pour accompagner le nouveau ministre, il entend s’appuyer sur une femme d’expérience : Michèle Alliot-Marie. À peine nommée Garde des Sceaux, l’ancienne patronne de la Place Beauvau hérite du projet Hadopi 2.
Le nouveau texte reprend l’ensemble du volet répressif de la première loi « Création et Internet ». Qualifiée de « machine à spams » par la Quadrature du Net, l’Hadopi est désormais chargée de la constitution des dossiers, à charge pour elle de les transmettre à l’autorité judiciaire.
C’est dorénavant au juge de déterminer l’étendue de la sanction. Le nouveau texte prévoit notamment l’instauration d’une contravention de cinquième classe, soit 1 500 euros d’amende. Le juge pourra également s’orienter vers la suspension de l’accès à Internet. Le tout, au titre de la contrefaçon.
Le délit de négligence caractérisée dans la sécurisation de sa ligne Internet refait son apparition. L’internaute qui n’a pas procédé à l’installation du logiciel de filtrage sur son ordinateur après un premier avertissement de l’Hadopi encourre une suspension de son abonnement d’un mois maximum, et une amende pouvant aller jusqu’à 3 750 euros. Même sanction si l’internaute se réabonne auprès d’un autre FAI malgré l’interdiction dont il a été frappé suite à une première condamnation.
Enfin, pour accélérer la procédure, le texte prévoit le recours à un juge unique ainsi que des décisions rendues par voie d’ordonnance pénale.
Déjà voté par le Sénat, le nouveau dispositif a néanmoins reçu un accueil mitigé du Conseil d’État. La haute autorité administrative, considère en effet que « les garanties apportées par le juge sont réduites à portion congrue, ce qui pourrait porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs ».
To be continued …
En attendant que retentisse le gong du dernier round, l’heure est au repos dans chacun des deux camps. La majorité parlementaire se prépare à la reprise des débats prévue pour le 14 septembre prochain. De son côté, le PS a d’ores et déjà annoncé qu’il saisira à nouveau le Conseil constitutionnel.
Le feuilleton politique de l’année 2009 n’est toujours pas terminé. Mais au-delà des retournements de situation et des jeux d’alliance, cet épisode a de quoi laisser songeur.
Nicolas Sarkozy s’est engagé dans une bataille législative que beaucoup d’observateurs jugeaient perdue d’avance. D’abord parce que le fond du problème n’est pas juridique mais avant tout d’ordre économique. Ensuite parce que pour les pirates, cette loi ne fait qu’accélérer la migration vers d’autres standards garantissant l’anonymat et donc l'impunité.
La majorité entendait-elle, avec ce projet, gagner la fidélité des « artistes de gauche » ? Difficile à dire, d’autant que la communauté des artistes s’est elle aussi divisée autour du sujet.
Certains, enfin, agitent le chiffon rouge : pour eux, la loi « Création et Internet » n’avait qu’un seul but : permettre à l’exécutif de créer, avec le logiciel de sécurisation, un précédent dans la surveillance à grande échelle des Français connectés à Internet.
À moins que l’origine de cet imbroglio politique ne tienne dans une simple phrase : « je fais ce que je dis et je dis ce que je fais ». Homme de principes et de promesses, le président avait inscrit la lutte contre le piratage à son programme présidentiel. Et pour lui, pas question de se dédire. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire.