L’apport de l’analyse économique et sectorielle dans l’évaluation de préjudice ?
La solidité et la pertinence de l’argumentaire économique prennent une importance croissante dans les évaluations de préjudice, qu’il s’agisse de cas aussi divers qu’un conflit portant sur la propriété intellectuelle, un défaut d’information du vendeur, une atteinte aux règles de concurrence ou une rupture abusive de contrat.
Dans ce contexte, les experts de partie doivent établir des scénarios d’activité qui s’appuient sur une analyse fine du secteur d’activité concerné, de la position concurrentielle et de la rentabilité des acteurs de ce secteur, ainsi que de la situation particulière de l’entreprise pour laquelle le préjudice doit être calculé. Or cette étape de la démonstration du préjudice est le plus souvent occultée ou par trop simplifiée par les experts.
Le principe de l’indemnisation en droit français est celui de la réparation du préjudice subi. Ce principe consiste à comparer deux situations qui diffèrent par l’occurrence du fait incriminé, par exemple la contrefaçon alléguée d’un brevet ou la rupture abusive d’un contrat. Dans tous les cas, la différence constatée entre i) la situation telle qu’elle est et ii) la situation telle qu’elle aurait dû être, constitue la base de l’évaluation du préjudice.
On rencontre ainsi cette logique d’estimation du dommage par différence lorsque l’on compare par exemple :
• la situation (de prix, de marge, de chiffres d’affaires, etc.) qui s’est effectivement produite, à celle qui aurait dû se matérialiser sans l’évènement fautif (logique du « but for »), ou bien,
• la situation qui fût présentée par le vendeur au travers des informations mises à disposition de l’acquéreur, à la situation qui aurait pu être anticipée avec les informations plus larges dont disposait le vendeur à cette date.
Ces travaux d’évaluation financière du préjudice sont souvent incomplets. Parmi les faiblesses régulièrement identifiées figurent par exemple :
• la non prise en compte des caractéristiques du secteur d’activité ou de la situation concurrentielle ; cette absence d’analyse de l’environnement économique conduit le plus souvent à reproduire les tendances et ratios de l’entreprise observés historiquement sans s’interroger sur leur pertinence ;
• l’utilisation d’études « fourre tout » indiquant des tailles ou tendances de marchés sans véritablement présenter les fondements des calculs ou prévisions ;
• l’absence de notions telles que l’élasticité prix - demande, ou prix - offre, pourtant souvent utiles dans l’écriture de scénarios ;
• une vision peu dynamique de la structure de coûts et de marge de la société et de ses concurrents, alors que modifier une hypothèse de gain d’un gros contrat peut par exemple changer radicalement la compétitivité relative d’une société en termes de coûts ;
• des allocations de coûts au produit ou business incriminé souvent peu justifiées.
Autre type de faiblesse, une analyse académique d’un secteur, certes précise et documentée, mais qui ignore les caractéristiques et la situation particulières de l’entreprise analysée.
En réalité, tous les secteurs de l’économie ne se ressemblent pas. Pour certains, une analyse du comportement historique sera particulièrement judicieuse, pour d’autres, c’est l’équilibre offre - demande qui sera déterminant, pour d’autres encore, les ruptures technologiques et possibilités de substitution. Pour la qualité démonstrative de l’évaluation économique du préjudice, il est donc essentiel :
• de bien comprendre et expliquer comment fonctionne ce marché et le modèle économique des acteurs, en justifiant ces choix, avant d’en réaliser une modélisation; à cet égard, la capacité à démontrer la pertinence du modèle développé sur des hypothèses passées constituera un test important. A titre d’exemple, il est difficile de justifier un scénario de gains sur achats, si ces gains n’ont jamais été constatés dans le compte de résultat de la société sur les années passées, mais intégralement rendus aux clients sous forme de réduction de prix ;
• de fonder les données du modèle sur des éléments ayant fait l’objet d’une qualification claire, qu’il s’agisse d’hypothèses sur le marché lui-même (par exemple une taille de marché), ou internes à la société (comme la modélisation de sa structure de coûts).
Toute évaluation de préjudice nécessitant la construction d’un scénario devrait ainsi comporter :
• une description détaillée du « fonctionnement de l’industrie » : industries à fort effets d’échelle, industrie de capacité, etc ; ce qui va déterminer la logique de construction d’un modèle de marché ;
• une analyse du comportement passé et des paramètres de l’activité et de la marge (« pourquoi et comment cette société croît et pourquoi fait elle des profits »); le cas échéant, les raisons pour lesquelles les structures de comportement passés pourraient se trouver modifiées dans le futur ;
• une analyse du champ concurrentiel et de sa dynamique ; en effet, des ruptures, innovations, ainsi que des effets de taille, peuvent avoir une influence déterminante sur le scénario prévisionnel ;
• une appréciation de la pertinence de la prévision et de sa sensibilité tenant compte de la volatilité de l’activité.
En présentant de façon pédagogique les fondements académiques des raisonnements déployés, en explicitant la ou les méthodes d’analyse quantitative déployées, en justifiant la pertinence des hypothèses retenues, l’expert contribue ainsi à éclairer les juges et les arbitres.
Mars 2010