Jean-Michel Severino (Investisseurs & Partenaires) : « Valoriser les projets qui ont de forts impacts sociétaux »
Décideurs. Comment expliquez-vous cette mouvance entrepreneuriale que connaît actuellement le continent ?
Jean-Michel Severino. La densification des territoires liée à la croissance démographique et à l’urbanisation crée un univers extraordinairement favorable à la création d’entreprises. À cela s’ajoute l’amélioration des qualifications humaines. Même avec toutes ses déficiences, le système d’enseignement secondaire et supérieur africain a mis sur le marché un grand nombre de personnes très compétentes. Et on ne compte pas les returnees. Au tournant des années 2000, l’Afrique était un continent presque vide d’entreprises. Seules quelques grandes entreprises internationales – notamment des secteurs minier, pétrolier et des télécoms –, de grandes entreprises publiques et quelques entreprises privées issues de processus de privatisation étaient présentes. Depuis quelques années, on voit de grands groupes africains émerger. Parallèlement, un nombre croissant de PME naissent et commencent à occuper cet espace vide, avec une dynamique exponentielle.
L’émergence d’une classe moyenne est aussi un moteur de la transformation du paysage entrepreneurial et ce pour deux raisons : les entrepreneurs sont pour la plupart issus de la classe moyenne et cette classe est très demandeuse de services et de produits, ce qui crée donc de nouveaux marchés.
Mais cette émergence entrepreneuriale est plus lente que souhaitée. On estime à 440 millions le nombre d’arrivants sur le marché du travail d’ici à 2020. De manière optimiste, on peut considérer que la forte croissance économique du continent engendrera 250 millions d’emplois. Restent donc presque 200 millions d’emplois à combler. Le secteur informel demeurera pourvoyeur d’emplois dans les années à venir mais c’est surtout par la multiplication des start-up et des PME que l’on a une chance de voir cet écart rétréci.
Le passage du secteur informel au secteur formel est donc un enjeu majeur. Comment le favoriser ?
Il n’est pas facile d’intégrer le secteur formel car, souvent, les entreprises informelles ne survivent que si elles demeurent dans l’informalité. En effet, le passage au secteur formel nécessite que l’entreprise soit extrêmement compétitive et qu’elle fasse des marges suffisamment importantes pour être capable de survivre sur le marché – notamment face à la concurrence des importations – tout en payant des impôts, des taxes et des charges salariales plus élevées. Pour l’un de nos premiers projets en Afrique, nous avions signé un contrat de formalisation avec l’entrepreneur, ce qui a entraîné une perte importante de revendeurs mais aussi la fuite de la majorité du personnel de l’entreprise, qui a refusé d’être déclaré. Ce refus est compréhensible vu la déficience des systèmes d’assurance chômage, de retraite et de sécurité sociale africains.
L’accès au financement est une problé- matique commune à la grande majorité des entreprises africaines…
En effet. L’épargne est plus rare en Afrique. Même si les entreprises ont des besoins de capitalisation plus modestes qu’en Europe, la constitution de fonds propres est pratiquement inconcevable pour un startuper ou une PME en Afrique. De plus, les systèmes de business angels et de friends/ family money qui jouent un rôle considérable dans l’écosystème de la création d’entreprise en Europe, n’existent pas. Les entreprises se tournent alors vers la dette, or le système bancaire africain est mal équipé pour servir les PME. La rentabilité du segment PME est très faible pour les banques africaines car le taux de sinistres de ce segment est important. Le fonds I&P est ainsi l’un des seuls à prendre le risque de soutenir les start-up et les PME du continent.
Des exemples d’investissements repré- sentatifs ?
Chaque année, un tiers de notre portefeuille d’investissement est dédié aux startup. Nous avons dernièrement soutenu une entreprise sénégalaise, Ouicarry, qui offre un service de livraison faisant le lien entre des particuliers et des sites web marchands à l’étranger. Les Africains, n’ayant souvent pas de carte de crédit, paient en « mobile money » Ouicarry qui prend en charge le paiement sur le site e-commerce. Nous avons aussi investi dans une startup burkinabè dans le secteur des oléagineux, qui produit de l’huile de soja pour l’alimentation humaine et du bétail. Notre soutien encourage actuellement de grands groupes internationaux à investir dans ce projet d’avenir. Deux tiers de nos activités couvrent des PME qui ont besoin que leur croissance soit soutenue. Tel est le cas à Madagascar où nous avons appuyé une entreprise dans le développement d’une unité de production de concombres de mer, ainsi qu’une équipe d’ingénieurs qui produit des huiles à partir de graines locales. Au Cameroun, nous avons investi dans ITG, une société de services, d’intégration de services et d’infrastructures IT, qui connaît maintenant une expansion spectaculaire. Pour nous, il est primordial de valoriser les projets qui ont de forts impacts socié- taux, qu’ils soient sur les fournisseurs, les clients ou sur la chaîne aval. Nous privilégions aussi les projets riches en création d’emplois et particulièrement qualifiants. Notre décision d’investir dépend donc de ces critères extra-financiers et de la rentabilité potentielle du projet.
Le Club africain des entrepreneurs est né sous l’impulsion d’I&P. Quels en sont les objectifs ?
Il s’agit d’une association ivoirienne ayant vocation à contribuer à l’émergence d’une classe entrepreneuriale africaine. Elle favorise les échanges de bonnes pratiques, de formation, d’expérience et d’opportunités d’affaires entre les entrepreneurs accompagnés par I&P. Ce réseau rassemble soixante-dix entreprises et a vocation à s’agrandir progressivement pour améliorer la performance et les compétences des entrepreneurs africains.
Quelle sera la place de l’Afrique dans le monde de demain?
Contrairement à l’Asie qui a développé un modèle économique fondé sur l’exportation et la sous-traitance, le développement économique de l’Afrique se fait par le marché intérieur et est porté par sa croissance démographique.
Cela a comme conséquences des déficits commerciaux extrêmement importants, financés par l’épargne européenne. Il s’agit d’une véritable chance de rééquilibrer les grandeurs macroéconomiques planétaires et de remodeler le système des échanges internationaux.
À l’horizon 2030, entre 800000 et un million d’emplois seront créés par le commerce avec l’Afrique. En 2050, Le PIB du continent pourrait se rapprocher de celui de l’Union européenne. Le continent sera véritablement un moteur de croissance dans le monde.
E.S.