Le 23 mars dernier, l’Ever Given, porte-conteneurs de 200 000 tonnes, s’échouait en travers du canal de Suez et paralysait le trafic maritime entre la Méditerranée et la mer Rouge. Lourd de conséquences, cet incident qui a duré six jours devrait s’ajouter à la liste des grands contentieux qui ont permis au droit maritime international de s'adapter aux défis environnementaux et logistiques.

L’échouage de l’Ever Given dans le canal de Suez aura coûté entre 6 et 10 milliards de dollars au commerce mondial par jour de blocage, plus de 420 navires ayant été forcés de s’arrêter dans ce couloir qui brasse 10 % du commerce maritime international. Les demandes de réparation des préjudices causés par cet incident sont nombreuses.  

Des litiges en cascade

Les autorités égyptiennes ont été les premières à partir en guerre contre Shoei Kisen, le propriétaire japonais du navire, en lui réclamant un dédommagement de 916 millions de dollars, ensuite réduit à 750 millions, pour les coûts engendrés par le renflouement du porte-conteneurs, la perte financière des droits de passage durant la semaine de blocage, mais aussi pour avoir terni la réputation du canal. La décision de saisie du navire ordonnée par l’Autorité du canal de Suez ayant été confirmée par le tribunal économique d’Ismailia, l’Ever Given est toujours retenu en Égypte, dans l’attente du règlement de la compensation. Les Égyptiens ne sont cependant pas les seuls à avoir subi un préjudice dans cette affaire et "il faut s’attendre à voir les contentieux se multiplier", affirment Henri de Richemont et Henri Najjar, avocats associés chez Richemont Delviso, un cabinet consacrant une partie de son activité au droit maritime. Les chargeurs propriétaires des marchandises que transportait l’Ever Given agiront quant à eux pour obtenir une indemnisation (retard, perte des marchandises périssables…), notamment en se prévalant de leur assurance marchandise, pour ceux qui avaient eu la prévoyance d’en souscrire une. Leurs pertes indirectes, comme les pertes d’exploitation, ne seront cependant pas indemnisées par leur assureur : ils devront tenter d’engager la responsabilité civile de l’armateur du navire, la compagnie taïwanaise Evergreen Marine, et de démontrer sa faute. Les affréteurs des navires immobilisés aux deux embouchures du canal de Suez ont de leur côté dû assumer des coûts supplémentaires pour contourner le blocage, compenser leur retard ou pour réexpédier leurs marchandises. De quoi laisser penser que de nombreux litiges vont survenir tout le long de la chaîne d’acheminent : des actions en responsabilité contre Evergreen Marine jusqu’aux recours des destinataires des biens transportés, lésés également par ce retard.

"Il faut s’attendre à voir les contentieux se multiplier"

Face à un tel risque, les propriétaires de l’Ever Given ont dû trouver une parade : déclarer l’avarie commune d’une part et constituer un fonds de limitation d’autre part. L’avarie commune prévoit la répartition, entre le navire et les marchandises, des frais engagés dans leur intérêt commun. Ici, elle devrait permettre le partage de l’ensemble des frais liés au sauvetage, au transbordement des marchandises, aux pertes et aux réclamations entre les assureurs de l’armateur, ceux de l’affréteur et ceux des chargeurs. La mise en œuvre de cette avarie commune s’apparente cependant à un véritable défi juridique puisqu’il s’agira de chercher la contribution de chacun des chargeurs ayant stocké leurs marchandises dans l’un des 20 000 conteneurs à bord de l’Ever Given.

Fonds de limitation londonien

Parallèlement, Luster Maritime et Higaki Sangyo, des filiales de la société holding Shoei Kisen, ont constitué un fonds de limitation devant un tribunal londonien. Fixé à 115 millions de dollars, celui-ci plafonne la responsabilité des propriétaires du navire dans toutes les juridictions des États signataires de la convention de Londres du 19 novembre. Les futurs créanciers de Shoei Kisen ne pourront donc pas saisir plus que le montant attribué au fonds et devront se le partager. Le choix des juridictions anglaises est judicieux, comme l’explique Henri Najjar : "En droit anglais, les dommages liés au retard ainsi que les préjudices économiques indirects ne sont généralement pas indemnisés dans leur totalité." Si nous n’en sommes qu’aux prémices de l’affaire de l’échouage de l’Ever Given, le retentissement qu’aura cet incident sur le droit maritime international est déjà perceptible, notamment pour ce qui est du recours à l’arbitrage et des questions environnementales. Dans le cadre de contentieux maritimes complexes, les parties à un litige ont en effet tout intérêt à utiliser des procédures d’arbitrage, devant la chambre maritime d’arbitrage de Paris notamment, leur garantissant l’intervention d’arbitres spécialisés en la matière et une procédure rapide.

Un droit de la mer réactif

"Comme dans tous les droits, il faut attendre une catastrophe d’ampleur pour voir la législation avancer", réagit l’avocat Henri de Richemont. Droit de convention élaboré par l’Organisation maritime internationale (OMI), le droit de la mer est particulièrement réactif : toutes les grandes pollutions ayant donné lieu à un procès se sont traduites par la création d’une réglementation. Après le naufrage de du Tanio en 1980 ou l’Exxon Valdez en 1989, une série de conventions internationales ont été édictées par l’OMI, permettant ainsi de faire sortir du marché les "navires poubelles", des embarcations vétustes transportant des cargaisons polluantes ou corrosives. 

"Comme dans tous les droits, il faut attendre une catastrophe d’ampleur pour voir la législation avancer"

Après la marée noire provoquée par l’échouage de l’Erika au large de la Bretagne en 1999, trois paquets législatifs portant le nom du navire ont été adoptés tour à tour par le Parlement européen et ont notamment imposé la double coque lors de la construction de nouveaux pétroliers. Trois ans plus tard, une catastrophe similaire touchait les côtes espagnoles avec le naufrage du Prestige. Désastreux pour l’environnement, ces incidents analogues ont entraîné la modification des dispositions répressives concernant les rejets polluants d’hydrocarbures par des navires. Ensuite, ont successivement été adoptées la loi du 3 mai 2001 relative à la répression des rejets polluants des navires, la loi du 9 mars 2004 dite "Perben II", concernant notamment les infractions en matière de pollution des eaux maritimes, puis la loi 1er août 2008 qui a principalement fait évoluer le Code de l’environnement. "Une erreur de navigation reste une erreur humaine, un arsenal législatif et réglementaire de droit maritime ne pourra jamais permettre de l’empêcher. Des incidents sont toujours susceptibles de se produire, même si les navires sont de plus en plus gérés par des technologies de pointe", prévient Henri Najjar.

Les défis juridiques posés par les navires du futur

Le contentieux judiciaire peut se révéler une arme redoutable pour interpeller les institutions, les acteurs économiques et même le grand public, afin d’obtenir un changement des textes, notamment en matière environnementale. Depuis l’évolution de la réglementation française entre 2001 et 2008, on constate "moins de litiges écologiques graves, une meilleure qualité des navires et un contrôle de l’état du pavillon plus efficace, même s’il est souvent mal effectué", comme le rapporte Henri de Richemont. Dans les comportements également, les répercussions positives qu’ont eues ces grandes affaires maritimes sur la santé et la sécurité en mer se ressentent. Les dégazages d’hydrocarbures par exemple étaient encore nombreux il y a une quinzaine d’années, mais se font désormais rares grâce aux nouvelles conventions internationales qui permettent l’application effective du principe du pollueur-payeur, mécanisme de responsabilité sans faute du propriétaire du navire. "Du jour où les assureurs n’ont plus été en mesure de couvrir les amendes, les pollutions ont cessé et les armateurs sont devenus plus exigeants avec leur équipage", assure Henri Najjar. Inventeurs et chercheurs du secteur maritime ont par conséquent dû trouver des solutions techniques innovantes permettant de se conformer aux nouvelles normes. De nombreuses start-up travaillent d’ailleurs aujourd’hui sur ces questions environnementales, notamment sur le contrôle des émissions de soufre (l’OMI ayant abaissé la teneur en soufre dans les carburants marins de 3,5 % à 0,5 % depuis le 1er janvier 2020). Des problématiques juridiques d’un genre inédit sont cependant à anticiper : avec de potentiels futurs navires sans équipage à bord et les risques de cyber-attaques qu’ils impliquent, le droit maritime n’est pas près de devenir statique.

Léna Fernandes

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