Dans le cadre de tout projet d’acquisition d’une société cible, le risque pénal encouru par la cible a toujours été analysé au même titre que les autres risques attachés aux activités concernées, notamment pour les besoins du "calibrage" de la garantie de passif négociée concomitamment à l’acquisition. Toutefois, l’évaluation du risque pénal présente aujourd’hui un enjeu de premier rang pour les acquéreurs et investisseurs potentiels, dépassant la seule question de la garantie de passif, car cette évaluation peut être déterminante de la structuration même de l’acquisition, voire même de la poursuite des activités acquises.

L’émergence d’un audit de conformité

En premier lieu, c’est la conséquence de la propagation du risque pénal aux risques "de non-conformité", résultant des nouvelles réglementations de prévention de risques à portée extraterritoriale, et notamment de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016

En effet, indépendamment de la commission de toute infraction pénale, les entreprises entrant dans le champ d’application de l’article 17 de la loi Sapin 2 (à savoir 100 millions d’euros de chiffre d’affaires et plus de 500 salariés sur base consolidée) peuvent faire l’objet d’un contrôle de l’Agence française anticorruption (AFA) et encourent désormais un risque de sanction "quasi pénal" si elle ne déploie pas un dispositif de prévention du risque de corruption (à savoir une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu’à un million d’euros. Ce risque est également encouru par les dirigeants sociaux visés par les textes (sanction pécuniaire de 200 000 euros).

La magnitude de cet audit est donc d’une tout autre ampleur ; d’autant plus que les exigences de la loi Sapin 2 s’appliquent à l’ensemble du groupe ou du sous-groupe situé en France auquel la cible appartient. En conséquence, l’audit de conformité a vocation à vérifier que le dispositif anticorruption est bien déployé par l’ensemble des filiales du groupe de la cible, y compris celles situées à l’étranger.

L’acquéreur aura également à effectuer des diligences de même nature en matière de prévention de risque de blanchiment et de financement de terrorisme dans l’hypothèse où la société cible est un professionnel assujetti à la réglementation LCB-FT, au sens de l’article L.561-2 du Code monétaire et financier.

La transmission du risque pénal dans les fusions-absorptions

En second lieu, l’audit du risque pénal doit désormais être systématiquement réalisé dans le cadre des opérations de fusion-absorption, dans la mesure où l’absorbante peut être condamnée pénalement pour des faits commis par l’absorbée avant la fusion. C’est ce qui ressort de l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 25 novembre 2020, pour les fusions réalisées depuis le 25 novembre 2020, en tout cas s’agissant des fusions relevant de la directive 2017/113 du 14 juin 2017, à savoir les sociétés anonymes et les sociétés par actions simplifiées.

Cette jurisprudence, qui repose sur le fondement de la continuité économique entre les sociétés fusionnées, était en réalité annoncée à la fois par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, qui dès 2015 avait jugé qu’une fusion absorption entraînait la transmission à la société absorbante de l’obligation de payer une amende infligée à la société absorbée ayant commis des infractions au droit du travail.

Dans le cadre de ses inspections, l’AFA n’hésite pas à interroger les entités contrôlées sur les diligences qu’elles ont réalisées à l’occasion d’opérations d’acquisitions de sociétés.

Compte tenu de ces évolutions, l’audit d’acquisition ne peut plus désormais se limiter à interroger le management de la cible sur l’existence d’éventuelles procédures pénales en cours : il s’agit de mener un véritable audit de conformité du dispositif anticorruption de la cible, en vue d’apprécier concrètement si, en reprenant la société, l’acquéreur n’encourt pas une responsabilité en ne remédiant pas aux insuffisances du dispositif ; ou en ne mettant pas fin à des activités faisant perdurer un risque de condamnation pénale.

Le seul fait de ne pas réaliser un audit de conformité pourrait même être considéré par l’AFA comme un manquement de l’instance dirigeante aux exigences du dispositif Sapin 2.

En effet, dans le cadre de ses inspections, l’AFA n’hésite pas à interroger les entités contrôlées sur les diligences qu’elles ont réalisées à l’occasion d’opérations d’acquisitions de sociétés, y compris celles réalisées à l’étranger, et parfois même sur une période antérieure au 1er juin 2017, date d’entrée en vigueur du dispositif de l’article 17 de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016.

Les diligences à réaliser

L’AFA a édité et mis à jour le 12 mars 2021 un guide pratique des vérifications anticorruption dans le cadre de fusions-acquisitions.

Ces diligences ne visent que des mesures visant à identifier et prévenir des faits de corruption ; toutefois, elles ont vocation à identifier tout autre irrégularité au sein de la cible.

Selon l’AFA, l’objet des vérifications avant tout signing doit consister à :
• comprendre l’historique, les activités et l’environnement économique de la cible ;
• connaître la structure actionnariale, les dirigeants et les BE ;
• identifier les principaux tiers avec lesquels la cible peut être en relation ;
• identifier des liens avec des personnes politiquement exposées ;
• avoir une connaissance des principaux éléments du dispositif anticorruption ; et
• identifier les procédures judiciaires en cours liées à de la corruption et vérifier l’existence de sanctions en cours.

Entre le signing et le closing, le responsable pourra interroger le cédant sur la maturité du dispositif anticorruption sur les tiers les plus à risques, les contrôles comptables et l’efficacité du dispositif d’alerte.

Après la réalisation de l’opération, le responsable est censé mettre en place un audit complémentaire afin :
• d’identifier les défaillances dans le dispositif anticorruption de la cible ;
• de s’assurer de l’adéquation de son dispositif anticorruption à ses risques spécifiques ;
• d’identifier les actions correctives à mettre en oeuvre pour chacun des piliers Sapin 2.

En cas de détection ou d’un soupçon de fraude, l’AFA recommande la dénonciation des faits par la cible ou l’acquéreur en vue de conclure une convention judiciaire d’intérêt public.

Compte tenu de l’ampleur des diligences requises, celles-ci ne peuvent, à l’évidence, être réalisées par un professionnel de la conformité, à même de pouvoir par exemple analyser la cartographie des risques de corruption de la cible concernée et son impact sur l’ensemble des autres mesures du dispositif anticorruption. Il est ainsi recommandé aux instances dirigeantes de désigner un responsable (interne ou externe) qui devrait obligatoirement être associé aux vérifications nécessaires, consistant en la collecte et l’analyse d’informations sur la cible, recueillies au moyen de questionnaires, d’entretiens, de recherches documentaires en sources ouvertes, le cas échéant dans le cadre de la data room.

La complexité de ce dispositif réside également dans le fait que, même si la cible n’est pas assujettie à l’obligation de mise en place d’un dispositif anticorruption en application de la loi Sapin 2, elle le deviendra du fait de l’acquisition réalisée par l’acquéreur qui y serait assujetti ; ce qui contraindra ce dernier à étendre le déploiement de son dispositif à la cible une fois l’acquisition réalisée.

Les difficultés résultant de l’identification d’un risque pénal au sein de la cible

L’identification d’un risque pénal au cours de l’audit d’acquisition est de nature à conduire à de sérieuses difficultés pour réaliser l’opération.

En premier lieu, dans son guide précité, en cas de risque pénal avéré, l’AFA recommande à la société absorbante de renoncer à l’opération. Cette solution peut paraître toutefois extrême et doit être envisagée en fonction de la nature du risque en question et des autres enjeux financiers, commerciaux, humains liés à l’opération.

En second lieu, le risque pénal est de nature à remettre en cause la valorisation de la cible, et la pérennité des activités acquises dans le cadre de l’opération. En effet, si les parties peuvent aisément quantifier le montant de l’amende maximale susceptible d’être encourue en cas de condamnation pénale, elles ne peuvent quantifier le montant de dommages-intérêts éventuellement alloués aux victimes de l’infraction en question ; et, de manière encore plus problématique, elles ne peuvent évaluer précisément l’impact de la condamnation pénale sur les activités et la réputation de la cible.

Le risque pénal est de nature à remettre en cause la valorisation de la cible, et la pérennité des activités acquises dans le cadre de l’opération.

À titre illustratif, en cas de fait de corruption, la société cible encourt non seulement une amende pénale de 5 millions d’euros (pouvant être portée au double du produit tiré de l’infraction), des peines complémentaires susceptibles de lui interdire d’exercer l’activité concernée, mais également des refus de financements de la part d’établissements bancaires, de cessation de relation d’affaires et d’exclusion de marchés privés de la part de ses partenaires ; étant précisé qu’elle sera de plein droit exclue des appels d’offres des marchés publics en application de l’article 2141-1 du Code de la commande publique. Les conséquences peuvent donc être considérables et non quantifiables.

La négociation d’une convention judiciaire d’intérêt public impliquant l’acquéreur

Le transfert de responsabilité pénale énoncé par la Chambre criminelle a pour corollaire le transfert des moyens de défense que la société cible aurait pu invoquer. Ainsi, la société absorbante, "qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée" (§36 de l’arrêt du 25 novembre 2020)

Ce transfert des moyens de défense laisse supposer que l’acquéreur pourra légitimement exiger d’être associé à toutes négociations avec le ministère public dans l’hypothèse où une convention judiciaire d’intérêt public ("CJIP") serait envisageable (au titre des infractions entrant dans le champ de la CJIP), ce qui donnerait davantage de prévisibilité à l’opération (fin du contentieux et engagements de remédiation).

Toutefois cette voie restera compliquée à réaliser, car le calendrier de négociation et de conclusion d’une CJIP sera rarement compatible avec celui de l’opération ; et la société cible aura naturellement des réticences à révéler l’intégralité des faits et des risques à l’acquéreur envisagé, puisque par définition l’acquisition ne sera pas encore finalisée.

La recherche d’une structuration différente de l’opération

Les difficultés exposées ci-dessus pourraient conduire l’acquéreur à structurer différemment l’opération d’acquisition, par exemple en ayant recours à une opération de "carve-out", pour isoler les activités "à risque" au sein d’une nouvelle entité distincte de la cible. Les apports partiels d’actifs, dans la mesure où ils n’entraînent pas la dissolution de la société apporteuse, n’ont pas pour effet de transmettre la responsabilité pénale à l’acquéreur bénéficiaire puisque la personne morale "auteur" de l’infraction existe toujours. 

Il est toutefois difficile d’envisager que le groupe vendeur acceptera nécessairement ce type d’opération, lui laissant l’entière responsabilité pénale et les actifs "toxiques".

L’ensemble des considérations exposées ci-dessus reviennent à faire de l’évaluation du risque pénal un pan essentiel et indispensable de la structuration des opérations d’acquisition, qui doit être anticipé et mené de manière prioritaire par des professionnels de la conformité, concomitamment aux audits financiers, fiscaux et comptables, pour participer très en amont à la structuration de l’opération d’acquisition.


LES POINTS CLÉS

  • •  Les audits d’acquisition doivent désormais inclure un audit de conformité approfondi en sus de l’évaluation du risque pénal.
  • •  Les acquéreurs peuvent être tenus responsables non seulement des manquements de conformité de la cible avant l’acquisition mais aussi des infractions pénales conclues pour son compte.
  • •  L’identification d’un risque pénal au cours de l’audit peut remettre en cause l’opération, même si la CJIP est un instrument de gestion de ce risque.


SUR LES AUTEURS

Ludovic Malgrain est associé au sein du cabinet White & Case. Il conseille ses clients en matière de droit pénal des affaires, à la fois au titre du conseil en gestion du risque pénal dans l’entreprise et en contentieux devant les juridictions pénales ainsi que devant l’AMF.

Jean-Lou Salha, est associé au sein du cabinet White & Case. Il assiste des entreprises et institutions financières ainsi que leurs dirigeants confrontés à des procédures d’enquêtes françaises ou internationales dans le cadre de contentieux de nature pénale ou réglementaire.

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