Pierre Zelenko, associé du cabinet Linklaters, revient sur la nécessité pour les entreprises de s’intéresser à la conformité au droit de la concurrence au vu des évolutions de la matière, notamment des pouvoirs de sanction de l’Autorité renforcés par la directive ECN+.

DÉCIDEURS. Pourquoi les organisations ont-elles intérêt à inclure les règles du droit de la concurrence dans leur programme
de compliance ?

Pierre Zelenko. En droit de la concurrence, et contrairement aux règles imposées en matière de lutte contre la corruption, la mise en place d’un programme de compliance n’est pas imposée par le régulateur mais résulte d’une démarche volontaire de l’entreprise. L’Autorité de la concurrence prévoyait par le passé une réduction des sanctions si les entreprises condamnées s’engageaient à mettre en place de tels programmes. Cette récompense a disparu en 2017 du fait d’un changement de politique de l’Autorité. Ainsi, la mise en place d’un programme de compliance n’engendre aucune réduction de sanctions éventuelles, ni devant l’Autorité, ni devant la Commission européenne.

Pour autant, la sensibilisation et la formation des employés au respect du droit de la concurrence restent essentielles, et encouragées par l’Autorité en France. Il faut en effet rappeler que les infractions au droit de la concurrence peuvent engendrer des amendes parmi les plus élevées pouvant être infligées par un régulateur. Cette tendance devant du reste s’accentuer en France avec l’adoption de nouvelles lignes directrices de calcul qui devraient aboutir plus ou moins à un doublement du montant des sanctions. Pour donner quelques chiffres, le total des amendes imposées par la Commission européenne et par l’Autorité française pour des infractions aux règles de concurrence en 2019 s’élevait, respectivement, à 4 milliards et à 632 millions d’euros. En avril 2020, la seule affaire Apple a conduit en France à une amende de 1,1 milliard. Cette même année, l’Autorité française a infligé un montant record d’amende de 1,8 milliard, le plus élevé au monde.

"La mise en place d’un programme de compliance n’engendre aucune réduction de sanctions éventuelles, ni devant l’Autorité, ni devant la Commission européenne."

Les programmes de compliance antitrust jouent un rôle essentiel de détection en amont d’éventuelles infractions pour y mettre fin ou encore, dans le cas d’une entente, pour se réserver toutes les options, y compris de révéler cette entente aux autorités de concurrence en échange d’une immunité d’amende (clémence). De mon expérience, des audits internes réguliers (incluant des revues informatiques) peuvent s’avérer particulièrement efficaces au-delà des seules formations.

Pensez-vous que les dirigeants ont suffisamment conscience des risques encourus en cas de non-conformité aux règles ?

Je pense que les dirigeants de grandes entreprises sont conscients de ce risque et du montant pécuniaire que ces sanctions peuvent atteindre. Une telle prise de conscience est cependant beaucoup moins répandue au sein des petites et moyennes entreprises. Les dirigeants sont également moins conscients des risques individuels que font peser sur eux les règles de concurrence. Les personnes physiques, et notamment les dirigeants, encourent en effet des sanctions pénales individuelles en parallèle des amendes infligées aux entreprises. Les peines de prison ferme sont systématiques aux États-Unis et deviennent de plus en plus fréquentes au Royaume-Uni. En France, l’article L.420-6 du Code de commerce prévoit également une peine pouvant aller jusqu’à quatre ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, même si ces sanctions sont restées relativement théoriques à ce jour.

Il est donc essentiel, pour eux et pour leurs entreprises, que les dirigeants s’emparent du risque concurrence pour établir un programme de conformité renforcé car le succès de tels programmes repose directement sur leur impulsion. La présidente de l’Autorité de la concurrence, Isabelle de Silva, rappelait ainsi dans une conférence récente que l’un des facteurs principaux de succès des programmes de conformité était l’implication sérieuse du top management. Il revient aussi aux équipes juridiques des entreprises de sensibiliser leurs dirigeants au risque concurrence pour obtenir leur soutien. En matière de compliance, comme dans d’autres domaines, les résultats obtenus sont en effet fonction des moyens que les dirigeants entendent y consacrer.

En droit de la concurrence, quels sont les principaux sujets d’actualité de compliance en ce début d’année 2021 ?

Deux développements importants viennent encore renforcer les risques que fait peser le non-respect du droit de la concurrence sur les entreprises.

Le premier est la transposition en droit français de la directive ECN+ du 11 décembre 2018 (par l’adoption de l’Ordonnance du 26 mai 2021 et du Décret du 10 mai 2021) qui augmente notamment les pouvoirs de sanction de l’Autorité. Celle-ci aura désormais le pouvoir d’imposer des mesures correctives de nature structurelle, par exemple la cession d’une filiale ou d’une activité, en cas d’infraction avérée au droit de la concurrence. L’Autorité pourra aussi dorénavant se saisir d’office pour imposer des mesures conservatoires qui permettent, sous réserve de conditions d’urgence et de gravité notamment, d’ordonner la cessation de pratiques dans l’attente d’une décision définitive. Enfin, le plafond des amendes visant les associations d’entreprises est largement augmenté. Jusqu’alors le droit français prévoyait un plafond spécifique pour les syndicats et les ordres professionnels de 3 millions d’euros. Le plafond d’amende est maintenant relevé à 10 % des chiffres d’affaires cumulés des membres de l’association lorsque ceux-ci sont actifs sur le marché concerné par l’infraction. L’Autorité dispose en outre de nouveaux outils pour assurer le paiement de ces amendes en cas d’insolvabilité de l’association car elle pourra en pratique en réclamer le paiement directement aux membres de l’organisme, en commençant par ceux faisant partie des organes de décision de l’association. Les entreprises peuvent donc être amenées à payer deux fois, à travers l’association d’entreprises et individuellement (bien que le total de ces amendes ne puisse dépasser un plafond de 10 % du chiffre d’affaires propre de l’entreprise) et seront donc encore plus exposées pécuniairement.

"Les programmes de compliance antitrust jouent un rôle essentiel de détection en amont d’éventuelles infractions"

En second lieu, un autre changement d’une amplitude encore supérieure s’annonce avec la révision du communiqué sanctions de l’Autorité (dont la dernière version date de 2011). Le 11 juin 2021, l’Autorité a publié un projet de communiqué sanctions et ouvert une consultation publique express de 15 jours. Le projet propose plusieurs modifications des modalités de calcul des amendes qui aboutiraient potentiellement à une inflation très significative de certaines amendes (de l’ordre du doublement par rapport à la situation existante) : il s’agit de la création d’un coefficient de dissuasion (l’équivalent du "entry fee" à la Commission européenne) et l’application d’un quasi-doublement de fait du coefficient durée (chaque année comptant pour 1 et non plus 0,5).

La conformité au droit de la concurrence revêt donc un intérêt encore accru au vu de ces évolutions.

Quels sont les principaux sujets de compliance qui vous ont occupés au cours de ces douze derniers mois ?

Les programmes de compliance sont de plus en plus élaborés, complets et multiformes. Une tendance significative ces derniers mois est au développement d’audits intégrant des recherches informatiques poussées avec des outils forensic. C’est de mon expérience un outil très efficace de détection de potentielles infractions. L’identification d’emails aux formulations potentiellement ambiguës fournit aussi une base de dialogue plus riche avec les employés concernés qu’une simple discussion générale qui n’aboutit que rarement à des résultats concrets.

Je pense que, dans les mois à venir, les entreprises vont sans doute se lancer dans des audits de compliance quant à leur participation à des associations professionnelles au vu du relèvement de plafond d’amende issu de la transposition de la directive ECN+.

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