Pour Pierre-Alain Raphan, responsable des relations institutionnelles de Claranet, acteur majeur des services cloud, cybersécurité et intelligence artificielle, nul besoin de miser exclusivement sur des acteurs européens pour garantir une confiance numérique. Après plusieurs années passées dans la politique, la recherche et le numérique, le vice-président de la French Tech Corporate Community affirme que la clé réside dans les technologies les plus robustes.
Pierre-Alain Raphan (Claranet) : "La confiance numérique repose davantage sur la performance technologique que sur une sécurité juridique"
Décideurs. Vous défendez un numérique de confiance basé sur l’innovation technologique plutôt que sur la sécurisation juridique. Quels sont les contours de cette approche ?
Pierre-Alain Raphan. En matière de protection des données, deux visions s’opposent. La première, française et incarnée par le visa de sécurité SecNumCloud, entend privilégier le transit des données via des acteurs français labellisés et opérant sur le territoire afin d’éviter toute fuite vers d’autres États. Le second postulat part du principe que la donnée se trouve en sécurité si elle est traitée par des acteurs européens, qu’ils soient basés en France ou en Europe. Telle est la vision actuelle de l’EUCS, initiative européenne de certification des services cloud.
Chez Claranet, nous pensons que la confiance numérique repose davantage sur la performance technologique que sur une sécurité juridique focalisée sur une seule zone géographique. Preuve en est, malgré l’essor de sociétés françaises, des logiciels espions comme Pegasus ont su s’immiscer de façon illégale dans des systèmes fourmillant de données stratégiques.
Quels pays peuvent servir d’exemple en matière de haut niveau de protection des données ?
En Allemagne, l’Office fédéral de la sécurité des technologies de l'information [Bundesamt für Sicherheit in der Informationstechnik ou BSI, ndlr] a validé l’utilisation de technologies de cryptage de données sur disque. Dès lors qu’un tiers de confiance détient la clé de décryptage, personne d’autre n’est en mesure d’accéder aux données, pas même le juge américain dans le cadre du Cloud Act [loi américaine qui permet aux autorités judiciaires d’accéder aux données électroniques stockées dans le cloud par des entreprises américaines, y compris à l’étranger, lors de procédures pénales, ndlr]. Charge au détenteur de la clé de la céder, ou non.
"Sur ces thématiques technologiques, la France fait face à une incohérence politique et économique globale"
Quel état des lieux faites-vous de la situation française ?
Sur ces thématiques technologiques, la France fait face à une incohérence politique et économique globale. De nombreuses initiatives – dont nous partageons l’ambition – tendent à intensifier l’attractivité de l’Hexagone, notamment avec le programme d’investissement Choose France. Pourtant, une crainte subsiste. À l’avenir, les start-up financées par des investissements étrangers trop importants – nécessaires à leur développement – pourraient se voir interdire l’accès aux marchés publics une fois matures si la vision française basée sur des considérations juridiques s’impose.
Les données et, par extension, l’IA cristallisent de nombreux enjeux technologiques, sociétaux et géopolitiques. Quels sont-ils ?
L’accélération de l’innovation n’est plus à prouver. Il y a 75 ans, l’ordinateur le plus puissant de la planète effectuait une opération par seconde. Aujourd’hui, le record est de 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde pour un ordinateur – non quantique – installé dans le Tennessee, aux États-Unis. De son côté, l'université de Stanford a démontré qu’il suffisait de 230 likes exprimés sur un réseau social pour que l’algorithme vous connaisse mieux que votre conjoint. La connaissance sera également de plus en plus fine grâce aux 4 000 milliards d’objets connectés prévus en 2040, selon le dernier rapport du renseignement américain, "Le monde en 2040 vu par la CIA". L’impact économique et démocratique des nouvelles technologies est réel, raison pour laquelle les États-Unis ont investi 248 milliards de dollars sur les dix dernières années en matière d’IA contre 95 milliards pour la Chine et 6 milliards pour la France, selon Statista [un portail de statistiques de données, ndlr]. La différence de niveau de maturité est flagrante. Pourtant, l’incidence du numérique sur l’écologie reste importante avec 4% des émissions de gaz à effet de serre.
Quelles pistes pour assurer leur bon usage dans nos sociétés ?
Pour que le grand public prenne conscience de tous ces enjeux, la formation dès le plus jeune âge auprès du plus grand nombre est essentielle. Une fois les bases d’acculturation acquises, les citoyens pourront démystifier et appréhender de façon éclairée des technologies en évolution depuis plus de 70 ans.
"L'université de Stanford a démontré qu’il suffisait de 230 likes exprimés sur un réseau social pour que l’algorithme vous connaisse mieux que votre conjoint"
En parallèle, il est indispensable de lancer une coalition au niveau européen afin d’accélérer sur l’IA, sans s’interdire de collaborer avec les meilleurs acteurs internationaux. L’idée n’est pas de les imiter, ils ont déjà 30 ans d’avance. À nous d’opérer des choix stratégiques et de penser des innovations et usages technologiques fondés sur l’IA servant les progrès écologiques ou sociaux. De quoi optimiser le secteur de la santé, améliorer les données nécessaires à la recherche environnementale ou développer le secteur de l’agriculture grâce à l’ingénierie et aux technologies spatiales ou encore parier sur les cas d’usage liés aux technologies quantiques.
En qualité de vice-président de la French Tech Corporate Community, quel bilan faites-vous des chantiers engagés au sein des entreprises ?
Depuis 2020, cette mission gouvernementale se fixe pour objectif de rassembler les acteurs économiques, de la recherche et quelques institutionnels pour travailler sur les répercussions du numérique sur l’économie, la société et l’environnement. Aujourd’hui, 135 entreprises et 400 contributeurs réguliers s’organisent en groupes de travail pour entretenir le mouvement.
Parmi nos grands chantiers, l’un d’entre eux est consacré à faire évoluer la collaboration entre grands groupes et start-up françaises. Nous sommes partis du constat que l’innovation évolue tellement vite que des start-up naissent et meurent tous les jours. Il était nécessaire d’apporter une information précise et actualisée aux grands groupes. De là est né un catalogue dynamique créé en partenariat avec Bpifrance pour détailler les spécialités de chaque société, les contacts pertinents et offrir un espace pour les appels d’offres, mais ce n’est pas tout. Il a fallu repenser les relations contractuelles entre les deux types d’acteurs pour améliorer le rapport de dépendance économique. Si beaucoup pensent qu’un grand groupe ne peut pas représenter à lui seul une majeure partie du CA d’une start-up, nous avons démontré qu’il s’agissait d’une illusion sans fondement légal. Ce travail a ainsi permis de mettre en lumière l’importance de collaborer avec les pépites nationales afin qu’elles aient un maximum de commandes et faire de la France une puissance numérique.
Propos recueillis par Léa Pierre-Joseph