Catherine Tripon (L’Autre Cercle) : “Le seul environnement qui puisse constituer un rempart contre les violences LGBTphobes est celui du travail”
Décideurs. Où en est le processus d’inclusion des personnes LGBT+ au travail en France ?
Catherine Tripon. En nous fondant sur les travaux de L’Autre Cercle et sur l’écosystème des employeurs engagés, nous constatons que le monde du travail est de plus en plus inclusif. Beaucoup d’organisations nous contactent, y compris dans l’enseignement supérieur, ce qui est très bon signe.
Nous avons créé le baromètre Ifop pour L’Autre Cercle, qui vise à démontrer l’impact de notre charte au sein des organisations signataires. Cette année, 60 % des personnes disent être visibles auprès d’au moins un collègue. En revanche, il est à noter que seuls 49 % le sont auprès de leur N+1, ce qui interroge sur la confiance et le soutien qu’apportent les managers.
En parallèle, une personne sur trois subit des agressions et discriminations LGBTphobes au travail. Un chiffre en très légère baisse par rapport à l’an dernier, certes, mais qui demeure largement trop élevé. En plus de l’élaboration du baromètre Ifop, qui concernait uniquement nos signataires, Ipsos a interrogé un panel représentatif de la société française. Dans cet échantillon, 10 % des sondés se disent LGBT+, dont 22 % sont âgés de 18 à 25 ans – une génération qui assume davantage son appartenance à cette communauté.
Y a-t-il des territoires, des secteurs ou des types d’entreprises dans lesquels il est urgent d’agir ?
Honnêtement, aujourd’hui, il n’y a plus ni secteurs préservés, ni secteurs où l’action est impossible. En revanche, là où le sexisme s’exprime, se manifestent également des comportements LGBTphobes. C’est plus difficile dans le BTP, où nous n’avons pas de signataires, mais les acteurs du domaine travaillent sur le fond.
“Faute d’avoir osé faire leur coming out au travail, 38 % des femmes lesbiennes n’ont pas mis leur conjointe sur leur mutuelle ou en contact d’urgence, et 33 % renoncent à prendre leur congé coparent”
Quelles sont les conséquences de cette invisibilité au travail ?
Dans notre baromètre 2024, 20 % des personnes LGB – lesbiennes, gays, bisexuels – n’activent pas leurs droits, faute d’avoir osé faire leur coming out au travail. Pour donner quelques exemples, un tiers des personnes LGBT+ ne prennent pas non plus leurs quatre jours de congés en cas de mariage ou de Pacs. Pour les femmes, le taux est encore plus élevé, comme le mettait en évidence l’enquête VOILAT que nous avons menée en 2021-2022 : 38 % des femmes lesbiennes n’ont pas mentionné leur conjointe sur leur mutuelle – ce qui a un impact financier potentiellement fort – ou en contact d’urgence, et 33 % renoncent à prendre leur congé coparent, malgré l’investissement personnel immense que constitue un projet parental. Cette invisibilité a aussi des répercussions lors de moments clés de la vie d’entreprise comme le Noël du CE, où les personnes n’osent pas amener leur enfant car elles n’en ont pas parlé à leurs collègues, ce qui crée une situation inégalitaire. Notons enfin que cette non-activation de droits monte jusqu’à 40 % pour les personnes transgenres et non binaires.
À lire : Le coming out en entreprise, réalité ou mirage des politiques RH ?
Qu’est-ce qui coince pour que la peur d’être visible demeure si prégnante ?
Nous vivons dans une société où toutes les lignes sont franchies. Les mots se font de plus en plus violents et sont prononcés à visage découvert, sur les réseaux sociaux, au café, à la télévision. Le rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes portant sur le sexisme montre que ces comportements sont de plus en plus fréquents, y compris chez les jeunes. Cette libération de la violence est liée à des propos “décomplexés” tenus par des responsables politiques sur des médias grand public, qui ne respectent pas le principe du contradictoire – une approche sensationnaliste qui ne vise qu’à générer de l’audience. Résultat : chez certains auditeurs, ces pensées jusqu’ici privées sont confortées, et se transforment alors en pulsions qui peuvent se traduire en un déchaînement désinhibé de violence verbale, voire physique. Selon moi, le personnel politique est très responsable, qu’il s’agisse des propos de certains ou de l’inaction d’autres face à ces dérives.
Le seul environnement qui puisse constituer un rempart contre les violences LGBTphobes est celui du travail, qui est le dernier cadre encore régi par des règles claires, une forme de structure et des contrôles. D’où notre action, ciblée, pour mobiliser les organisations, privées comme publiques, dans leur politique RH.
“Nous demandons toujours à voir les comex avant toute signature de la Charte LGBT+, afin de nous assurer qu’ils ont bien compris l’impact de cet engagement et l’enjeu de la visibilité, particulièrement dans le cadre d’une transition”
La transidentité et la non-binarité semblent continuer de faire l’objet d’un rejet inquiétant au sein des organisations de travail…
La société semble encore très mal à l’aise vis-à-vis des personnes transgenres et non binaires. Après avoir connu quelqu’un dans un genre, il peut être difficile de comprendre la souffrance d’une personne en mal-être avec son genre de naissance. Dans le contexte politique actuel, avec la publication de livres transphobes et les déclarations de hauts responsables politiques, les fake news vont bon train et alimentent des peurs et rejets aux conséquences gravissimes à l’échelle de la société.
Ce climat transphobe isole les personnes concernées, dont la vie est déjà marquée par de nombreuses exclusions. Ce contexte exige beaucoup de pédagogie et d’accompagnement de la part des employeurs. C’est un point essentiel dans nos missions, à L’Autre Cercle : nous demandons toujours à voir les comex avant toute signature de la Charte LGBT+, afin de nous assurer qu’ils ont bien compris l’impact de cet engagement et l’enjeu de la visibilité, particulièrement dans le cadre d’une transition.
Certaines entreprises, comme la MAIF, proposent justement des jours de congés pour les personnes en transition de genre. Comment percevez-vous ce genre de mesures ?
Cela charrie un sens puissant, très symbolique car les personnes concernées étant peu nombreuses, cela n’a pas d’impact financier. Le signal que cela envoie aux employés LGBTQIA+ est très positif, et affirme une politique ne tolérant aucune discrimination LGBTphobe, y compris – et c’est central au travail – dans la manière dont sont conduites les évaluations annuelles. L’inclusion, c’est un climat général, qui induit des actions, la présence de rôles modèles, d’alliés, de sponsors.
“C’est aux personnes non concernées par les discriminations de réagir”
Vous organisez chaque année la soirée des Rôles Modèles LGBT+ et Allié·es 2024 : qui sont ces personnes, quel est leur rôle, et pourquoi faut-il valoriser leur présence au sein des organisations ?
Les rôles modèles LGBT+ et alliés se trouvent aussi bien dans les directions, les Comex, ou simplement parmi les collègues de travail, tous métiers confondus, sauf dans les départements diversité, équité et inclusion, car leur fonction exige par défaut d’avoir une politique inclusive. Elles et ils peuvent travailler dans des organisations de toutes tailles, y compris des TPE.
Les rôles modèles LGBT+, par leur visibilité et actions, donnent une représentation positive et sont des modèles à suivre pour les personnes concernées.
Être un rôle modèle allié·e, outre faire preuve d’empathie et d’écoute, consiste à ne laisser passer aucun comportement inapproprié, et à réagir à tout propos déplacé entendu à la machine à café. Car c’est aux personnes non concernées par les discriminations de réagir.
Parmi nos rôles modèles alliés cette année, la directrice de la CPAM de Seine-Saint-Denis – désormais directrice nationale déléguée aux opérations – qui a créé un service dédié pour accompagner les personnes en transition. Aujourd’hui, ces centres sont déployés dans toutes les CPAM de France, preuve que l’administration peut être aussi innovante que le privé.
Y a-t-il un processus pour devenir allié dans son organisation ?
Dans la collection Carrément de L’Autre Cercle, nous avons sorti un Guide des Allié·es LGBT+ pour expliciter ce rôle. Pour être allié, il faut prendre conscience de l’importance de l’enjeu que cela recouvre. C’est une démarche volontaire, pouvant prendre diverses formes d’action : réaction aux réflexions incorrectes, inscription de son pronom en signature de mails, pour ouvrir la conversation avec quelqu’un qui n’aurait pas osé parler de son rapport au genre… Cela peut aussi passer par contribuer à la création d’un réseau LGBT+. Par exemple, chez BNP Paribas, l’association LGBT+ interne, qui compte plus de mille membres, fut l’une des premières à intégrer des alliés.
Quand on est allié, comment faire de la cause LGBT+ un sujet pour son employeur ?
Le mieux est d’aller parler à la direction RH – voire DEI s’il y en a une – pour faire remonter un besoin de meilleure prise en compte de ces enjeux. Si l’environnement est difficile et que la personne alliée n’ose pas en discuter, il est de toute façon nécessaire de s’éduquer de son côté en suivant des conférences, en consultant des ressources expliquant pourquoi il est si difficile de faire son coming out et ce qui est en jeu dans la transition de genre. Cela aide considérablement à formaliser un discours et à agir selon des modalités constructives pour ses collègues LGBT+.
“Il faut un discours très clair de la direction générale sur la ‘tolérance zéro’ aux comportements inappropriés, en citant explicitement les critères d’orientation sexuelle et d’identité de genre”
Quid des sponsors ?
Quand les alliés occupent un poste à la direction, ils peuvent devenir sponsors pour être garants des politiques internes inclusives au sein du comex ou du codir. Ces personnes peuvent aussi mentionner ce statut sur leur profil LinkedIn.
Avoir cet ensemble d’alliés, de sponsors et de rôles modèles au sein d’une organisation crée une chaîne de valeur à tous les échelons. Il est rare qu’un réseau interne se crée si l’environnement ne le permet pas. Il faut un discours très clair de la part de la direction générale sur la “tolérance zéro” aux comportements inappropriés, en citant explicitement les critères d’orientation sexuelle et d’identité de genre. La parole se libère quand l’environnement s’ouvre.
Y a-t-il d’autres signaux indicateurs d’une évolution positive au travail, outre l’émergence d’organisations qui affirment leur soutien aux personnes LGBT+ ?
Dans notre nouvelle édition du baromètre, auquel 8 997 personnes représentatives de la société française ont répondu, neuf personnes sur dix ont dit trouver normal d’accorder les mêmes droits parentaux aux collègues qui ont fait une GPA. Or, in abstracto, nous savons que la GPA ne remporte pas l’adhésion de toutes et tous. Il s’avère donc qu’au-delà des débats politiques que suscite la GPA, les collègues souhaitent l’égalité des droits lorsqu’un ou une collègue est concerné. Il y a un désir de justice sociale qui s’exprime au travail, dans la proximité. C’est un constat plutôt rassurant.
Quelles sont les prochaines échéances à l’agenda de l’Autre Cercle ?
Le 11 octobre, journée nationale du coming out, nous avons publié une tribune dans Les Echos, signée par une centaine de dirigeantes et dirigeants LGBT+ et Alliés au sein de grandes entreprises, une première en France. Notre troisième guide portera sur la transidentité et la non-binarité, et sortira courant janvier. Il s’appuiera sur une enquête menée auprès de 500 personnes non binaires et transgenres, et proposera des pistes de travail pour mieux les intégrer au sein des organisations.
En 2025, nous sortirons un nouveau guide, soutenu par le ministère de l’Enseignement et de la Recherche, à destination des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, des écoles et de leurs entreprises partenaires. Nous portons enfin un programme soutenu par l’Europe avec quatre autres associations européennes LGBT+ au sein de l’EPBN, le réseau d’associations professionnelles LGBT+ européen. La première édition européenne des Rôles Modèles LGBT+ aura lieu à Varsovie le 9 mai prochain.
Propos recueillis par Judith Aquien